mardi 30 août 2022

Mémé PAULINE - récit de l'enfance par le petit Pierre


(Note: le chargement des visuels peut prendre un petit bout de temps... une petite minute... patience car ils sont en haute définition. Mais ça vaut le coup de lire !)

Les "mémoires de Pauline", il s'agit du récit d'enfance de Pauline Moroy, épouse Delage, notre mémé... J'avais écrit toutes ces pages avec Mémé elle même. Je voulais faire un livre sur sa vie.
Toute une époque est ici brossée. 

Le petit écrivain ne devait pas avoir plus de 10 ans...






































Et voilà... le récit s'achève ici... hélas, je pense avoir eu d'autres récits en cours à l'époque... une bd à faire... des illustrations ou tout simplement pas la mémé sous le coude .
L' histoire fut donc gelée... repoussée très certainement puis oubliée.
Pourtant comme l'indiquent les pages finales du carnet, il était bien prévu que je raconte tout. 
Quel ambitieux !

Le mot fin avait même été dessiné !






J'étais en fin CM2/ début 6ème je pense quand j'ai écrit tout ça. L' époque où on s'enfilait " La petite maison dans la prairie". C'est peut-être la lecture du roman de Laura Ingalls qui m'a incité à écrire les mémoires de Mémé. Qui sait. 

J'avais déjà peur de l'oubli.












































 

dimanche 28 août 2022

Papa Grunt et la rue de la rivière... par Alain Ayroles

 Dessin d'Alain Ayroles datant de fin 1988 ou 89.
On y voit Papa et le chat Mousty (Moustie)

Moi je suis dans un bocal de cornichons.
Le chinois est un dessinateur qui était sensé être mon "père spirituel" pour le dessin: He Youzhi, que j'ai rencontré deux fois. (Angoulême et Erlangen)
On voit à droite Jean Chakir, mon professeur de BD (coordinateur des beaux arts-section BD), brandissant un panneau "on a gagné". Je venais tout juste en effet de recevoir le prix Alfred Avenir.

Note: Rue de la rivière qui authentifie bien l'époque du crobard.





Quel talent déjà, ce couillon d'Alain !




:D !!!


Michel découvrant les mémés.

 Cadeau... cadeau.
Une BD au titre évocateur : les mémés ! (Fluide Glacial)

Champmillon 2021



11 secondes... un haïku vidéo...


Anniversaire de Thomas - 23 ans

À Champipi, à Champmillon.

Comme dit dans le titre il s'agit de l'anniversaire de Thomas  (23 ans). Arrivée de Papi et Mamie avec moult victuailles (05/09/2021). Repas d'anniv' avec pâté d'Oma... et vin blanc et paillettes d'or de Scwabach. Discussion abscons de Bastien autour d'un jeu. Gâteau d'anniversaire.

La dernière partie est une marche vers l'écluse de Liège (Champmillon) mais est datée du 17 avril 2022. 




3 min 21 s


 

Louis et Emilie chantant dans la voiture !

Rilaxe !!!




 Lien: https://www.youtube.com/watch?v=k0U7dhEaESo&ab_channel=mazan1968

BERLIN 2015

Invasion française chez les teutons !
Papi et Mamie découvrant Berlin.

Août 2015.

Louisette, Michel, Bastien, Thomas, Isabelle et ma pomme en vadrouille outre Rhin.
 Déambulations et bêtises des deux ados. 
Visites de musées, boustifaille germaine pour un super séjour.

Inoubliables moments.




33 min 09 s





Quelques Bonus Photos :



































Anniversaire de mariage, 40 ans, de Louisette et Michel.

(Retrospective vidéo)

 40 ans de Mariage. Au restaurant le Marrakech, le 4 novembre 2006.

Une bonne partie de la famille est là ! Plein d'émotion aussi.



3 min 18 s


Michel lisant un texte au jardin d'Hélys


Louisette immortalise ce petit moment.




1 min 05 s


Michel lisant des poèmes au jardin d'Hélys

 Grâce à sa tablette, Louisette immortalise quelques lectures de Michel au jardin d'Hélys à St Madard d' Excideuil. Papa était toujours très émotif et buttait sur ses propres mots. Un peu comme moi... je préfère dessiner que parler en public.




J'adore les premiers mouvements... :)


Le poète vagabond





 Et en Bonus:




L'éloge du pet unique !




Bonne lecture ! :D !



Le poème en lecture simple:



Le poète vagabond


Avant de remonter les sentes abruptes des puys, 

les pieds tout irrigués par le sang des ornières, 

il s’assied sur un tronc mort, murmure quelques vers d’hier, 

tout teinté de lumière, Jocelyn à l’appui. 

Las, chassé de l’estrade par la montée des maux, 

encore sur le bord, dans la pénombre de l’oubli, 

dans un cadre improbable, il jalonne, sans souci, 

les champs idéaux, blessés, tous en fuite, de mots. 

Poète et vagabond, il ignore les frontières, 

les hautes coiffes de fourrure blanche denchées des montagnes, 

le repos, la césure, l’hémistiche ; j’en témoigne. 

Qu’importe, il stridule sous la ronce, escorte la pierre. 

Perdu sans cesse dans le sein des échos chorals 

des muses ; précipité des rochers phédriades, 

tel sacrilège, il campe un proscrit qui s’évade 

du parnasse désenchanté, hors procès verbal. 

Là, des coassements qui déconstruisent le silence 

emmènent le vieil homme sur l’illusion d’habitude, 

racontent une histoire et créent autre béatitude. 

Le crapaud prend la pose. Laid, ah ! Quelle prestance ! 

Il attend la caresse, le petit bout de gras. 

Tout est parti d’un premier baiser, une lune d’mars, 

d’un rieux à tantôt qu’il croyait être une farce : 

« Mon bel ami, au revoir, prends bien soin de toi. » 

Eclats poétiques sublimés par les silences 

qui louvoient entre les pas errants, sous les étoiles, 

du poète vagabond au souffle ganté de voiles, 

ainsi parti se ressourcer en Providence.


Michel Lavaud




Diaporama Michel Lavaud

 Réalisé pour la cérémonie du 24 Août 2022




5 min 45 s




Le poète jardinier s'en est allé.






Mon papa, je t'aime.



Il y a deux nuits, Michel s'en est allé, brusquement. 

C'était mon beau-père. ​

Avec ses 1m80 et ses 100Kg, c'était un homme imposant,  avec ses yeux pétillants et sa grosse voix qui racontait des bla​gues, on ne pouvait​ pas le rater. 

II avait la passion des mots et de la terre, ​collectionnant les prix littéraires et les cageots de tomates grosses comme des melons. 

Le travail de précision n'était pas son fort, mais quand il se suspendait à vos meubles de cuisine , qu'il avait obligeamment vissés au mur, vous saviez que même un tremblement de terre n'arriverait pas à les décrocher. 

Il aimait le bon vin, la pièce de viande goûtue et la poelée de champignons​ qu'il allait cueillir en forêt​, dont il vous réservait la plus grosse part, parce qu'il savait que vous aimiez ça. ​Il agrémentait ses plats de violettes, de marguerites ou de capucines, parce qu'il trouvait ça joli, et ​ses assiettes étaient une fête pour les yeux. 

C'était un homme généreux. 

Il aimait d'amour sa Louisette depuis 57 ans et lui écrivait encore des mots doux, qui fait ça de nos jours? Il m'a transmis la passion des plantes, il faisait toujours le tour du jardin quand il arrivait à la maison, avant toute chose: je m'aperçois que je fais pareil. 

C'était un chouette beau-père. 

C'est une belle âme. 

Il va me manquer.



(Isa)









Note: copiés/collés de nos murs Facebook



Dernier après midi de papa... le vendredi 19 Août 2022

Avertissement :

Il s'agit des dernières vidéos de Michel à la clinique de Francheville.
Corseté de frais, il plaisante encore... humour noir comme il sait faire.

J'ai rajouté en fin deux photos où il déguste (en ayant mal au dos) les raisins de la vigne de Champmillon qu'il avait plantée il y a plus de 20 ans... qu'il venait de tailler au printemps et dont il nous promettait la plus belle des récoltes. Il ne s'était pas trompé et je voulais absolument lui en faire goûter !
Personne ne s'attendait à la suite.

Re avertissement : émotionnellement fort... donc âmes sensibles s'abstenir.




3 min 40 s


Les Empreintes d'Aïeuls


(Note: Texte autobiographique de Michel Lavaud. Plus qu'autobiographique il met en place toute la partie famille de son côté en nous livrant au fur et à mesure toutes les anecdotes dont il se souvient. Une tranche de vie et le récit de toute une époque. Pour ceux qui auraient du mal à situer les gens... ancêtres de michel je mets en fin de ce post les arbres généalogiques. Car oui... il arrivait souvent qu'un même prénom revienne souvent ... les modes des temps anciens et la tradition de donner au enfants les noms des anciens... )



LES EMPREINTES D’AIEUL

 

       « Faire de la chronologie, c’est faire l’histoire des sots », disait Balzac dans « Peau de chagrin ».

      S’il n’est pourtant pas nécessaire, à quelques exceptions près, d’être très fort en science des dates et évènements historiques, il vaut tout de même mieux ne pas être complètement brouillé avec le temps. En vertu de quoi, avec une mémoire qui souffre de problèmes d’étanchéité, je – j’hésite encore à dire « je » - donc je vais estampiller ces quelques mots, non pas d’autobiographie ni de mémoire, mais d’un monde qui s’échappe. Souvenirs usés, enjolivés, mais où la vérité y reste incrustée. Une authenticité de chaque détail. Enorme pari. 

      

      Un pauvre petit bout de terre, anonyme, comme premier décor. Chez Rillet. Un hameau. Trois foyers, quatre puits, une mare, quelques champs, des parcelles morcelées à l’excès qu’un lointain remembrement, par échanges et redistributions des terres, rendra l’exploitation de celles-ci plus aisée, des bois tout autour. Des bois marqués landes sur les cartes. Derrière « chez nous » s’est glissé un sentier, aux odeurs mêlées d’humus et de fougères, sous de grands feuillus. Ah ! Les champignons... Ce chemin, souvent boueux, conduit au pont de Jagoine. Un pont gallo-romain, dont il ne reste que des pierres en branle et qu’il faut emprunter pour accéder aux vignes. Aujourd’hui restent encore des vestiges peu reconnaissables que personne ne regarde. Perverse autoroute... envie d’ailleurs. 


      Chez Rillet, commune de Bois, canton de Saint Genis de Saintonge. Je nais donc à « Chez Rillet » le vingt janvier 1944. A priori, rien ne doit m’en écarter. Et puis ... 

      Mes grands-parents et mes parents y ont une petite ferme où le diable vient s’y faire tirer la queue tous les quinze du mois. Une dizaine d’hectares, bois et terres cultivables, dont un hectare de vignes. Les ressources sont maigres. La vente de quelques litres de lait, un veau, deux dans les bonnes années, du mauvais vin (direction les distilleries de Cognac) éloignent la trop grande misère, effacent les crédits bienveillamment accordés malgré les sempiternels « tu diras à ton papa, à ta maman, qu’ils pensent à nous ». Nous : deux vieilles épicières aux mâchoires serrées. Le temps des ardoises. Le temps des humiliations. Mais qui s’en soucie ? 

      Je me souviens des jours à zéro épinards. Le beurre, on l’a. Chaque matin, le laitier prend son petit déjeuner avec mon père. Il est entre cinq heures et demie et six heures, la traite est faite. Aujourd’hui, c’est hareng ou sardines sur le grill. Demain, rillettes ou grattons, résidus de la fonte de morceaux de graisse de Dudule. Tous les cochons s’appellent Dudule. L’hiver, ce peut être une grive ou, à défaut, un merle, des piafs. Un gros pain de six (trois kilos) côtoie le beurre du laitier sur la table anormalement raccourcie par des insectes xylophages. Comme quoi on peut vivre avec trois fois rien et partager. Ah ! j’oublie le café. Un vieux pot émaillé a sa demeure dans l’âtre de la cheminée. Lorsque Grand-Mère se lève, une pincée de café moulu la veille au soir, une poignée de chicorée (Biec) vont grossir le marc de la semaine. 

      A une heure (midi), une fois, deux fois par semaine, c’est le Louis qui s’invite. Le facteur. Enfin, s’invite, c’est une façon de parler, il fait en sorte de passer au moment où nous nous mettons à table, alors... Alors, un coup par ci, un coup par là et la tournée se termine dans un fossé, bicyclette sur le bas-côté, sacoche grande ouverte à qui voudrait des nouvelles. « Tiens, bonsoir facteur ! Tu as du courrier pour moi ? » « Rentre donc chez toi, cocu ! » Un gros rire déverrouille l’ambiance. Un buveur de première cuvée ce Louis ! Farceur. 

      Il n’y a pas que ceux qui ont leur rond de serviette à s’asseoir à notre table. En période de chasse, notamment, il y a les commensaux, cousins, oncle, monsieur de ..., quelques bordelais bécassiers, des inconnus. Mon père invite. Ma mère fulmine dans son giron. Grand-mère taille la soupe avec des quignons de pain dur. Ce matin, elle a tué un lapin. Ce n’est pas le festin des Dieux, mais un partage. L’année prochaine, ils reviendront. Ils reviennent avec des présents : bouteille de bon vin, foie gras, cuissot de chevreuil ou de sanglier (dernière chasse à courre), jamais de babioles. Dans nos campagnes, communément, buffets, manteaux de cheminées, étagères sont encombrés de bibelots, de gadgets de toutes sortes, de cadres –dernier né, parents absents morts à la guerre – chez nous, rien. Pas le temps de faire la poussière. Seul un fusil est accroché à la hotte de la cheminée. Lorsque mon père le décroche, notre chienne Mireille part vite, sans oublier de remuer la queue, chercher la cartouchière derrière la huche à pain. Lorsqu’ils reviennent de la chasse et qu’il a plu, elle a droit à un « canard », morceau de sucre trempé dans de l’eau-de-vie. « Et un derrière la cravate ! » Ça, c’est mon père. Egalement seul, un calendrier de la Poste est cloué au flanc d’un bahut rustique. Un calendrier formidable qui donne chaque jour à quel saint se vouer et les marées. J’ai toujours aimé les calendriers avec leurs chats, une chèvre. Ma bique. 

      Pourquoi ma bique ? Mon père est rentré d’Allemagne fin juin début juillet 1945. Nous habitions alors rue Taillebourg à Saintes (je ne me souviens plus du numéro). Nous, c'est-à-dire Grand-mère Théréza, maman, papa et moi. Grand-mère et maman font des ménages, papa est retourné à la S .N.C.F. (pas pour longtemps, dernier semestre 1945, 1946, 1947 et 1948). Et moi, on me dépose le matin chez une nounou où je passe mon temps sous la table à nouer des chiffons –Madame Guidez est couturière – à caresser une chèvre sur le calendrier de la Poste. Fin 1948, nous revenons Chez Rillet, ma bique sous le bras, ma petite sœur Monique, née le 2 avril 1946, dans les bras de Grand-mère. 

      De Saintes, je ne garde aucun souvenir, sinon ceux que l’on a bien voulu me conter. Conter quoi ? Rien. Presque rien. Ma famille est une famille de taiseux ! Rien, si ce n’est cette histoire de chèvre, aussi une année à l’école maternelle (tympan perforé avec une bûchette par une petite camarade... hôpital). Et le jour où j’enferme ma petite sœur dans un buffet. Elle y fait la petite et la grande commission. Tant qu’à faire ! Pour ce que je considère aujourd’hui comme des broutilles, même si, au milieu du riz, de la farine, des pâtes, du pain, ça fait tache, était-il utile de m’attacher plusieurs heures avec un brin de laine à un pied de la table ? Interdit de briser « mes fers ». On me raconte si peu rien que je me demande si j’ai fait d’autres bêtises. A Saintes ? Je ne pense pas. Ailleurs ? Oh oui ! Ah si, une dernière, je vous le promets. La rue Taillebourg, comme beaucoup d’autres, est inondable. Presque tous les ans, la Charente est expansive, elle s’épanche avec effusion. Cinquante centimètres dans la ville. Des citadins ont un talent d’improvisateur – hop ! – en bateau. Dans le jardinet un peu en contrebas de quatre marches par lesquelles on accède à un couloir desservant la cuisine salle à manger et les chambres, mon père a mis des planches sur des parpaings, dans l’allée centrale. Ce soir-là, il a le malheur de rentrer tard. Pourtant, son match de football a été annulé. Bref ! Il fait nuit, pas de lumières, rentrée de troisième mi-temps (non annulée) et surtout plus de planches sur les derniers parallélépipèdes, allégés aussi par des alvéoles creuses. Que d’eau ! Que d’eau ! ;;; Plouf ! ... et alors Zorro est ... bout de laine, bout de ficelle, selle de cheval ... C’est moi ! Ne cherchez pas d’autre coupable. A trois ans, je suis déjà Hercule. Premiers travaux ! 

      Saintes ... si je n’explique pas dès le début, on ne va rien comprendre. Donc, la ferme, ça rapporte quoi ? Jeune marié, on demande à mon père s’il ne veut pas rentrer à la S.N.C.F. Une vraie providence, n’est-ce pas ? Le voici qui se rend chaque jour à Saint Genis de Saintonge, puis, très vite, il doit aller travailler à Saintes, grand centre d’aiguillages de la région. Location d’une petite maison, aménagement, c’est simple. C’est la guerre aussi. La ville est occupée depuis juin 1940 (libération en septembre 1944). On réquisitionne à tours de bras et de menottes. Près de l’arc de Germanicus, il est pincé par deux pandores français. Ramené à la sous-préfecture, il est conduit jusqu’à Nuremberg où il sera classé S.T.O. dans une usine, puis dans une ferme. Rien d’extraordinaire si ce n’est qu’il échappe à la mort en refusant, avec un autre prisonnier, de s’abriter sous un pont. Bombe soufflante. Quatre-vingt-seize cadavres. De ses jours, de ses nuits en Allemagne... motus. Un taiseux parmi les personnes qui ne parlent guère, mon père.

Si ce n’est cet événement : Ce n’est pas comme si c’était la première fois. Pour faire plaisir aux parents, ce fils (14 ans) cocktail explosif de provocations accompagne mon père au cinéma. Cinéma : c’est toujours le même plaisir, comme une liberté à venir. C’est aussi une marque de confiance exceptionnelle pour ce français assujetti à des obligations insupportables. Cela stimule beaucoup d’humanité de chacun d’entre eux, noue des liens d’amitié sans aller plus loin. Sauf que…ce soir-là une propagande nazie est projetée en début de séance menant tous les spectateurs au salut fasciste. Papa reste assis. Un court instant s‘écoule avant qu’un pistolet dans les côtes lui intime l’ordre de quitter cette position. Clairement l’adolescent ne plaisante pas ; cran de sûreté de l’arme ôtée. Ce furent des minutes éprouvantes pour Papa. Quand  la nouvelle parvint aux parents, désireux que la paix les entoure, ils dissuadèrent leur nazillon d’accompagner leur hôte à l’avenir.


       Mon père en Allemagne, ma mère et grand-mère reviennent à « Chez Rillet ». Ma mère me met au monde. Elle n’a pas dix-huit ans. J’ai quinze mois lorsque papa revient. Un mois plus tard, maman est de nouveau enceinte. Pourquoi perdre du temps après tant de privations ? Tous, nous repartons à Saintes pour habiter la même maison ( ?) jusqu’en 1948, année où nous reviendrons définitivement à « Chez Rillet », papa ayant démissionné de la S.N.C.F. (ils voulaient lui faire conduire les trains, il a refusé). Voilà, ça c’est fait. Revenons à nos moutons. A mes ancêtres. 


      Chez Rillet, c’est aussi un maçon, Arsène Théodore Amblard. L’habitation principale, l’étable, le chai et autres dépendances sont issus de sa truelle, avec l’aide de son fils Ulysse, mon grand-père maternel agriculteur (un touche à tout). A la bouteille souvent. 

      Ulysse Amblard est né à Bois le 31 décembre 1899, fils donc de Théodore Amblard et de Marie Ravet. Ulysse Amblard et Théréza Seignibrard, née le 20 mars 1904 à Champagnolles, fille de Emile-Léopold et de Marie-Germaine Lavoix, se marient le 24 octobre 1921. Ils ont deux filles : Ulyssie (dite Lucie), née le 2 décembre 1922 à « Chez Rillet », et Madeleine, née le 6 juin 1926 à Bois. Madeleine est ma maman. 

      Ma soupe primitive – origine du monde – c’est « la » Ravet, mère de Marie Ravet, « la » Marie. Toutes les deux forment un attelage exceptionnel au service du paraître, je vais y revenir. 

      Mettre un « la » ou un « le » devant un nom ou un prénom, ce n’est pas péjorer un individu, non, il n’y a là rien de dépréciatif, bien au contraire, cela ajoute une amélioration. Le Léon, la Bertille, la Lucienne, l’Edmond, parfois suit le nom d’un endroit, d’un hameau. Le Roy de Beauregard, le Sandeau du Luth, la Léa de Tête Verte. Cela vaut mieux qu’un collier. Au moins, on sait à qui l’on parle. S’il y a des vacheries, elles viennent, mais après : le ( ...), cette putain. Pour subvenir aux besoins de la famille, sans aucun doute. 

      Moi, j’ai connu les Ravet dans leur déclin. L’une est morte, presque centenaire, je dois avoir quatre ou cinq ans. La Marie, l’ai-je un jour appelée grand-mère ? Je ne pense pas. Vers mes dix ans, j’ai cependant souvenir que « la » Ravet a une chèvre – décidemment – qu’elle attache aux barreaux d’une grande échelle qui monte au grenier. Ne dit-on pas « Où a la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute » ? Pauvre chèvre ! Je la caresse... la chèvre. J’ai grandi, monte à l’échelle scellée au mur  pour déverser grain, blé, avoine, orge dans le grand grenier d’une habitation un peu à l’écart du corps des bâtiments principaux, construite, elle aussi, par Arsène Théodore Amblard lui-même. La maison neuve. Bien que mariée Amblard, jamais, au grand jamais, je n’entends un autre vocable que « la Marie », si ce n’est « cette garce », comme si grand-mère Théréza ne peut, ou ne veut, pas se mettre au diapason. Entre grand-mère et la Marie, c’est un peu la guéguerre, juste munies de noms d’oiseaux. De la violence verbale. De la violence belle-fille belle-mère. De la même façon, la Marie échoue sous les traits d’humeur de papa, des propos durs et blessants, des quatre vérités. Préoccupée avant tout d’elle-même et de trouver le bien manger : petit déjeuner, déjeuner, dîner sept jours sur sept, trois cent soixante-cinq jours par an à notre table. Elle veut presque faire croire qu’on peut vivre au temps... 

      Ce temps, c’est le temps du vivant du Ravet. Ravet, le mari de « la » Ravet, papa de « la » Marie. Ravet, la poule aux œufs d’or. Ravet aux jaunets (Louis d’or). Ravet le charbonnier. Le grand Ravet. L’hiver, il a jusqu’à quarante charbonnières, sept ou huit bûcherons qui coupent en Creuse, en Corrèze, dans le Cantal,... Le charbon, il le livre lui-même, toute l’année, dans toute la région, à des particuliers, forges, maréchaux-ferrants, restaurants, hôtels, hôtels-restaurants, tenanciers de café et de vin . Une petite carriole, une mule. Pas têtue, la mule. Ne s’arrête-t-elle pas, sans commandement, devant chaque bistrot ? C’est que parfois, il dort le grand Ravet. Alors on se dit que le petit blanc du coin vaut bien celui des Dieux. Sans oublier qu’une mule qui connaît les endroits de livraison renforce la quiétude. Hue, cocotte !

       Tandis que l’homme de peine est au charbon, « la » Ravet et « la » Marie jouent aux femmes de mœurs légères. Ah les grandes dames ! Grandes toilettes, bijoux, parfums, petits fours, champagne, ce sont elles qui entretiennent les sots et se félicitent de voir le diable dans la bourse du Ravet. 

      Pour Ravet, le charbonnier, rien de ce qui lui arrive n’est à dramatiser, et d’ailleurs il ne lui arrive à peu près rien. La suite reste une énigme car ici les mots se font rares et rien ne pousse aux alentours. Mais, après un calvaire qui ne doit rien à la fatalité, il meurt ( ?) ruiné. 

      Adieu veau, vache... Bonjour la chèvre. 

      La chèvre meurt. « La » Ravet meurt. Bonjour « la » Marie, devenue représentante en exigences ; la preuve : la voilà qui demande, à la Saint Michel, une pension devant notaire. Ce qui est fait. En nature, évidemment : pain, nourritures non périssables, bois de chauffage, etc... etc... L’alchimie n’opère pas. Partie pour trois mois, déhanchée, donnant à fond sur les petits pas, trois semaines, je dis bien trois semaines après, elle revient au bercail où elle est la plus attendue. 

      Quant à Ulysse, mon grand-père (je n’ai connu que celui-là), le moins que l’on puisse dire c’est que le lien avec les siens est sérieusement distendu. Moi, il m’adore, c’est grand-mère qui parle. Alors, si c’est grand-mère, c’est que c’est vrai. A ses yeux, je suis intouchable. En même temps, il boit. Il est violent avec son entourage. Un soir, grand-mère tombe dans un piège qu’elle a toujours évité : lui interdire de rentrer dans sa maison quand il est saoul. Dans une colère, une ivresse impossible à assumer, il la bouscule ; elle tombe ; il prend un fusil. Sur son visage se lit la haine. Il va la tuer. Papa, qui revient des champs, s’interpose, lui arrache l’arme des mains et va la briser sur la margelle du puits. 

      De ce jour, il ne revient plus à la maison. Parti à Saintes, il y fera des petits boulots. Un matin, deux gendarmes annoncent à ma grand-mère que monsieur Ulysse Amblard a été retrouvé mort sur les voies de chemin de fer, une mobylette à ses côtés. Accident ? Meurtre ? Suicide ? Allons-y pour le suicide ! L’affaire est close. Grand-mère est veuve. 

      Si vous êtes attentif, vous remarquerez que j’écris grand-mère, et non plus grand-mère (Théréza), parce que, pour moi, il n’y a qu’une grand-mère. C’est celle-là ! Une grand-mère d’amour. 

      Je vais faire une pause de ce côté-ci et parler de l’autre branche, généalogiquement parlant, même s’il y a très peu à dire. Quoique ! 

      Eugénie Lavaud est une Châtaignier avant de se marier. Il m’arrive de l’appeler ma grand-mère de Bois. Tout ça parce qu’elle réside dans une bicoque à la sortie du bourg. C’est déjà la misère. 

      Edmond Lavaud, où es-tu ? Mystère et boule de gomme. Sans larmoiement. C’est une façon de me placer à la bonne distance entre le dit et le non-dit. C’était (première fois que j’emploie le passé) mon grand-père paternel, point. Point pour moi aussi. 

      Eugénie et Edmond ont de nombreux enfants : Armand, Hélène, Madeleine, Elie, Claude. 

      Armand et Germaine, sa femme, habitent La Bourrelière, à quelques encablures de Saint Genis de Saintonge. Je me souviens des œillets de poètes sous un vieux tilleul, donnant envie de les cueillir. Je cueille. Avec ou sans fessée. Sans... gâteau. Ils vont quitter La Bourrelière et Armand finira son cancer de la gorge à La Tenaille, un château dans les environs de Plassac où il est régisseur. Une ancienne abbaye me dit-on. 

      Hélène, ... que sais-je d’elle ? Partie à Bruxelles, elle a deux enfants, dont une fille Geneviève. Tiens ! (je parle à mon fils Pierre qui me demande tous ces détails). Tiens, dis-je, une histoire belge. Geneviève rencontre un jeune et gentil bruxellois, Eddy. Ils se marient. Geneviève, qui est tout à son art, le chant, après avoir accouché de Philippe et d’Isabelle, ne veut plus d’enfants. Contraception, contraception, puis... vasectomie du monsieur. Ligature des canaux déférents, quoi ! La Belgique est un pays au réseau navigable qui est l’un des plus dense du monde : canal Albert, de centre, de Damme, Lys... pardon ! Je me perds dans la digression. Je reviens au sujet. J’en suis où ? Ah oui ! Eddy a-t-il retrouvé sa voix de soprano ? Ils divorcent. Geneviève revient en France. Choriste au philharmonique de Toulouse. L’une chante, l’autre déchante. C’est la vie ! En retraite, elle se retire à Thézac. Aujourd’hui, je la rencontre aux enterrements. Il y a même une nécropole nationale à Thézac. C’est dire... 

      Madeleine se marie. Cet oncle nouveau (quel est son patronyme ? Bon sang !) est minotier. Son père est minotier. A Seugnac , un petit village près de Pons, sur la Seugne, un vieux moulin continue de tourner, au cas où. 

      Si je vous parle du vieux meunier – le père – c’est qu’il... allez hop, il nous jette un sort. A toute la famille. Si quelqu’un doit prendre les choses en main, ce sera grand-mère. Je vous le raconte ? Oui, oui, oui... plus tard alors. 

      Elie, c’est papa. Il est né à Consac, mes grands-parents habitent dans la commune, à Chautignac. Quelques mots sur ses jeunes années avant qu’il rentre dans ma vie, ou vice-versa. C’est un enfant turbulent, soit disant, qui n’a pas froid aux yeux. L’école ? Bof ! Fait-il des bêtises ? Certes oui. Pas moins que les garnements de son époque. Il n’en loupe pas une. Un soir, en revenant de l’école à pied, en ce temps-là il n’y a pas d’automobiles, ou peu, avec trois ou quatre camarades, ils inventent un jeu : la marelle, saute-mouton, balle aux chasseurs ; c’est pour les récréations. Dehors, il faut du nouveau. Pourquoi pas le cochon pendu ? Qui va faire la bête ? Ils la tirent à la bûchette. Claude, mon oncle, est cochon. C’est le plus petit, le moins lourd. Pommier trop près de la route, quelques lacets noués entre eux, on va le pendre. Mais le Claude, au bout d’un moment, ne joue plus le jeu, devient violet, tire la langue. Fort heureusement, le facteur revenant de sa tournée, passe par là, se précipite et remet sur pieds le pauvre cochon un peu groggy. Beaucoup de pleurs, ce soir-là, dans les chaumières. Ici, on a la badine facile, ça fait moins mal aux mains. 

      Dans la continuité, faire pipi dans un bénitier, c’est bien sûr très différent que de faire contre le mur de la mairie ; peut-être parce que, monter à plusieurs sur un bassin destiné à contenir de l’eau bénite, s’unir pour présenter la vision ironique d’une fontaine (Wallace, copieur ?), c’est plus rigolo, n’en déplaise à cette grenouille venue présenter ses vœux aux Saints bien connus pour leurs actions. « Tout ce qui tombe du ciel est béni ». Ce soir, c’est le chat à neuf queues qui est l’élu. Il est tout pelé, on voit bien qu’il a servi. 

      Adolescent, c’est pas mieux. Il lui arrive d’aller, le soir, au cinéma. Sans le sou, débrouillard et peu scrupuleux, il se faufile sans payer. Il a l’habitude de resquiller. 

      Ce jeudi-là, - Saint Genis de Saintonge, cinéma tous les jeudis et dimanches soirs, matinées pour les péplums et les westerns – tenaillé par une envie, difficile de faire semblant, il quitte la séance, saute un mur et se retrouve dans un jardin ; c’est sa conquête de l’Ouest à lui. Il fait nuit claire. Au-dessus de sa tête, un fil d’étendage. Chemises, pantalons, petites culottes, chaussettes, ... Ce tricot de peau... pourquoi pas ? Après avoir fait prestement ce qu’il avait à faire, le voilà qui... Gargantua se torche bien le cul avec un cou d’oie. Alors... où est le mal ? Excréments bien essuyés, il raccroche le joli trophée. Il n’en est pas fier, mais c’est tout comme, lorsqu’il le raconte. 

      A Saint Genis de Saintonge, il est bien connu Elie, notamment par la gendarmerie. Il a même su s’y faire un pseudo : Jésus. Pourquoi Jésus ? Un large et plat béret qui lui entoure la tête lui fait comme une auréole. « Tiens, c’est Jésus qui passe. » « T’as vu Jésus ce matin ? » Et oui, il passe Jésus. A bicyclette. Un cadre, deux roues, un guidon, une chaîne, un pédalier. Pourquoi faire dans le luxe ? Pas de freins, pas de sonnette. Au début, les gendarmes l’arrêtent – pas d’argent, pas de procès -, le sermonnent. « Tu n’es pas raisonnable . », « Le stop, tu l’as pas vu le stop ? », Pourquoi tu roules si vite ? », « Un jour, on va t’arrêter pour de bon. ». Même pas peur d’irriter la maréchaussée, même pas peur Jésus. Inutile donc de le catéchiser. Il passe Jésus. Il passe et on lui fait bonjour. Il répond d’un petit geste de la main. Poli avec ça ! 

      Dans la foulée, il lui faut travailler. A seize ans, il entre comme manœuvre dans une coopérative agricole à Saint Genis de Saintonge. Il est proposé à la manipulation et au transport des balles de farine. Cent kilos la balle. Sur le dos. Du matin au soir, il charge, décharge plateformes et camions. Il ne sait pas encore quelles seront les conséquences d’un corps mis dans le rouge. Peu de distractions. Le bal de temps en temps. C’est là, dans un bal, qu’il va rencontrer maman, je crois. Si je dis je crois, c’est que j’ai une autre version, tout aussi plausible. Lors d’une livraison de farine chez les Frères, à Saint Antoine – lieu-dit près de Saint Genis de Saintonge -, il rencontre ma mère. Ma mère et grand-mère sont stoppeuses repasseuses chez les moines. Paraît-il que c’est comme ça que mon père est rentré dans les ordres... de ma mère. Mais on raconte plus d’absurdités ici, qu’il n’est bon d’en entendre. 

      Claude, c’est le lapin – merci pape François pour ce vocable – de la famille. Douze enfants, dont un mort-né, qu’il a fait à la Madeleine. Non, pas sa sœur, ni ma mère, non, Madeleine Girard. C’est son nom de vierge... pardon, de jeune fille. Claude, c’est le frère, l’oncle pour moi, que l’on côtoie le plus. Ici, on dit « fréquenter », bon ! Ils habitent, lui, Madeleine et sa portée, à La Romade. C’est tout près de Chez Rillet. A pied, par le pont de Jagoine, on y est en trente-cinq, quarante minutes. On n’a pas peur de marcher en ce temps-là. Tonton Claude a une voiture, une automobile. Ouah ! Ce n’est pas pour autant qu’il est riche. Y a les allocs ! Heureusement car ses mains ne présentent aucune callosité. Pour rendre service, ça, il rend service. Mais il faut payer l’essence, alors on marche, on pédale. 

      Un grand étang qui appartient à mon oncle, à deux cents mètres de toute habitation, abandonne ses eaux sous des broussailles. Saules, aubépines, ronces, roseaux, ... vieille charrette brouillonnent son accès. Avec la bénédiction preste et très appuyée de son frère, mon père décide de défricher quelques endroits pour un meilleur accès. Je l’aide, ramasse les branches, alimente le grand feu. Ah, le feu qui m’en fait voir de toutes les couleurs. Remarquable ! Vite, le résultat surprend. L’émotion est là où on ne l’attend pas. Pas besoin pour autant de préparer son mouchoir. Ses gaules, oui ! Débroussailleurs, certes, on n’en est pas moins pêcheurs. Anguilles, tanches, occupent une place à part dans nos bourriches d’osier. 

      Ce soir, dimanche, c’est télévision. Claude, depuis peu, a une télévision. C’est l’affaire de la contrée. Entre Noël et le nouvel an. Je n’ai pas encore dix plus trois, douze et un ans. Papa, maman, la bonne – non, pas de bonne – et moi, mon oncle et sa « petite » famille – ils ne sont pas encore tous nés -, devant le petit écran. Place à la musique. Entre parenthèses, papa aime chanter lors des événements. La présence insistante de Tino Rossi, de Luis Mariano, d’autres encore qui ne font que chanter, c’est dommage. Quitte à essuyer pas mal de reproches, Christiane et Annie, deux cousines, m’entrainent, jeu de l’oie, petits chevaux en mains, dans une grande chambre. Il y a plusieurs lits. Combien ? Un berceau vide (c’est triste, un berceau vide). Nous jouons. Qui gagne ? Qui perd ? Et puis... ça a commencé par des caresses, seulement pour s’amuser. Si vous avez envie de saisir l’innocence des instants, c’est maintenant. Je sais ce que vous pensez : vous pensez que ça... D’accord, c’est vrai. Christiane, l’ainée, a quinze ans, Annie en a quatorze . Moi, je suis dans un monde inconnu. Il y a un peu de ça aussi. De plus en plus précis, leurs attouchements... censure, censure, censure, censure, censure. A mains levées. « Petit papa Noël, quand tu... » Encore ! 

      Les Girard, parents de Madeleine, ont une autre fille, Marcelle, qui va se marier avec Maurice Garnier. L’un est mon parrain, l’autre ma marraine. C.R.S., il se tue en moto en se rendant sur un sinistre à La Tremblade. Que devient Marcelle ? Je sais qu’un de ses fils est garagiste à Lorignac. A la retraite aujourd’hui. Nous sommes de la même année. 

      Une vieille tante, tante Châtaignier, sœur de ma grand-mère de Bois, revient à Saint Genis de Saintonge. Partie tôt dans sa jeunesse à Bordeaux, cuisinière dans une grande famille de la haute bourgeoisie, elle va y être appréciée. Tant et si bien qu’ils lui font sa retraite. Vieille fille, sans enfant, surtout pas, les petites sœurs des pauvres de Saintes disposent de tous les biens qu’elle laisse en mourant.

       A l’adresse de mon père : « Tu crois qu’elle n’aurait pas pu faire le partage entre nous ? », ça c’est tout ma mère, à qui il manque toujours dix-neuf sous pour faire vingt. « C’est vrai ça ! Toi, tu ne dis rien ! », toujours à la même adresse. Papa se décide de se ranger du côté du silence, sans hausser le ton, au détriment de la quêteuse. Cet homme est capable de tout. En fait, ce n’est pas vraiment une première. Cette situation m’est pesante, mais je pense à ce proverbe indien : « Il y a toujours mille soleils à l’envers des nuages ». Après ces bons mots, je me reconnecte à l’enfant que je suis. Il est encore temps de renouer avec lui. Avant, un petit retour à l’arbre... maternel. 

      Grand-mère (Théréza), ce n’est pas la légende des siècles, mais du siècle. Née le 20 mars 1904 à Champagnolles, fille de Emile-Léopold Seignibrard et de Germaine Lavoix, elle décède le 26 octobre 2012. Cent huit ans ! 

      En s’efforçant d’en dire le minimum sur le temps de son enfance, elle me propose un parcours émouvant et concis. Je n’ai pas à en grossir le trait. Tout commence par la mort de sa maman. Marie-Germaine me la présente comme une femme à la dérive Une douce folie se coule dans son réel. Marie ; matin et soir, son éternelle boîte de sucre en fer blanc, sans intérêt et vide, à bout de main tendue, offerte à l’ordre des méchants. Marie ne s’appartient plus, se donne en spectacle, que pour les besoins malsains des voisins façonnés dès leur plus jeune âge pour être performants dans la médiocrité. Une idéologie. Tristes « aliénants » qui croient pouvoir, de ce désordre, braconner quelques rires. Comme si le scénario était déjà écrit, on la retrouve dans les environs, noyée. La boîte vide a disparu. La gendarmerie investigue. Un pauvre bougre est soupçonné. Même si ce n’est pas forcément le plus innocent pour tout le monde, faute de preuves, il est vite relâché. Fin de l’enquête. Incompréhensible. Que devient Emile Léopold, le mari ?

       Grand-mère a deux frères : André et Arthur. Moi, je ne connais que Arthur. Et pour cause : André est démantelé par une moissonneuse-batteuse, une machine agricole. La grande roue du temps fixe les grands traits de son accélération foudroyante. Mort trop jeune, il laisse une femme, Marceline, et une fillette, Yvette. Yvette va se marier un peu plus tard avec Emile Baudry qu’une vache va encorner. Diable, toi qui ne respectes pas le code, cette capacité à prendre du temps, toi qui brasses les cartes, tu en reprendras bien un. Et bien non... Emile bouleverse plusieurs mauvais pronostics. Seul, l’animal est abattu. Quoiqu’en position de chien de fusil désarmé – « le cran de l’abattu » - sa voix est devenue facultative à l’Emile. Le dimanche, grand-mère, pour conserver des liens avec son passé, et moi, pour nouer des relations avec une tante et des cousins plus ou moins proches, nous nous rendons à Denac . Tandis que grand-mère, Marceline, Lucienne et Emile jargonnent, j’invente des batailles navales avec des coquilles de noix, des allumettes, une étiquette de Vache qui rit coupée en quatre. La mer : un abreuvoir. Avec une branche de sureau vidée de sa moelle – tout un art, la pétoire – je lance des boulettes de papier mâché sur les poules qui, effrayées, s’enfuient en caquetant. Qu’elles sont bêtes ! Même dans l’aile, ce n’est quand même pas du plomb ! Ah ! Qu’est-ce qu’on est bien ici ! Le soir, on rentre tard, il fait nuit. Maman a fait de la soupe et du mouron. « J’commençais à m’inquiéter. » Tu parles ! La grimace... oui. Pour l’heure, difficile d’en dire plus sur la nature de ce comportement. 

      Pourquoi aurions-nous droit à un autre accueil lorsque nous rentrons de Beauregard ? Parce ce que c’est là que nous nous rendons, grand-mère et moi, au moins deux fois par mois. C’est là aussi que mon oncle Arthur habite. Un charmant hameau dans la commune de Saint Palais de Phiolin. 

      Grand-mère et Arthur, deux larrons d’amour. Ils continuent de se séduire l’un l’autre. Leur complicité est ancienne. Leur fraternité remplie d’histoires fait le nécessaire. C’est beau. C’est touchant. Tante Aimée, je me rue en accolades avant qu’elle m’embrasse. Mais, comme je suis bon petit prince, ... je tends la joue. Les siennes : certaines zones sont piquantes. Le plus dur est passé. Presque ! Pour remonter la piste de son dernier repas, il n’y a qu’à suivre les postillons. Même à trois mètres, vous n’êtes pas complètement sécurisé. Au fil des heures, de nombreuses perturbations vont continuer d’enrayer la conversation. Ce cru 1951 est aussi porteur de... Tante Parapluie – nouveau nom de baptême – et mon oncle Arthur ont deux filles : Lucienne et Gisèle. Que dire de l’aînée, Lucienne, si ce n’est qu’elle est distante, silencieuse, presque triste. Gisèle, c’est tout son contraire. Espiègle et récréative, un peu trop polissonne. « Fais-moi voir ton zizi, si tu veux zieuter le mien ». Je ne demande rien, moi. Un long silence suit son souhait ! Je m’exécute et obtiens satisfaction. Pardon ! Je n’ai rien demandé, moi, vous dis-je ! Bref ! Bof ! (interjection exprimant l’indifférence et non la lassitude) Je zieute, comme elle dit, le même à la maison. Charmants souvenirs que je n’ai pas peur de gâter. Je ne suis pas Stendhal, moi. 

      Qu’ai-je sous la main ? Une grande bassine de fer blanc étamé, un peu d’eau chaude, un gant, un savon de Marseille, une serviette... c’est tout. Pas de baignoire, pas de douche. L’été, la grande toilette, c’est dehors, entre le puits et les bassins à lessive en pierre. A l’abri de quels regards ? L’hiver, devant l’âtre de la cheminée. En grandissant, je veux faire tout seul. Je commence à avoir mes délicatesses. « Monique, c’est ton tour ! » Monique, ma sœur cadette (02-04-1946). Est-ce que l’on change l’eau ? Pas toujours. Elle est encore tiède, et puis... l’eau n’est pas courante, ici. Il faut la puiser. Une question me taraude : grand-mère et mes parents ; comment font-ils ? Quand ? Où ? A moins que... 

      Et puis, à Beauregard, il y a ce grand hangar. Nous jouons au toboggan sur les bottes de paille bien inclinées. Quelle rigolade ! Ce que je préfère, c’est me rendre, fronde à la main, aux carrières derrière les dernières maisons. Faire le tour des haies et des ronces. Je ne suis pas Nemrod. Merles, moineaux, mésanges, roitelets ne sont guère dérangés. Et, aussi étonnant que cela puisse paraître, ... je suis ravi. 

      Il faut rentrer. 

      Pain perdu... j’oublie la soupe à la grimace. L’éternelle. Au lit ! Le lit : une paillasse faite de panouilles (enveloppes d’épis de maïs). Seul l’oreiller a droit aux balles d’avoine. C’est plus douillet, ça fait moins de bruit. On y dort, avec l’habitude, pas trop mal. Lorsque l’on fait son lit, le matin, il faut remuer tout ça pour redonner du volume. Sans volume, c’est fou ce que c’est dur. L’édredon, c’est pas une bonne année. L’eider est passé dans le ciel, en V, avec ses frères, sans laisser son duvet, est fait avec de la plume. Oies, canards, pintades, poules, pigeons, lapins... non, pas lapins, bourrent le grand sac. Dans les débuts (débuts de quoi ?), je couche dans la chambre de grand-mère. Le sol est en terre battue. Au saut du lit, l’hiver, il faut briser la glace dans la cuvette ; le gant est raide. Cela réveille. 

      Se chauffer ? Il n’y a qu’à la cuisine (pièce à tout faire) où brûlent en permanence de gros morceaux de bois de chênes et d’ormes, essentiellement. J’y ai même vu des souches. Il y a pourtant deux autres cheminées. Un soir, mon père allume un feu dans celle de sa chambre. Ordre de ma mère. Et comment ! Ça tire bien. Sauf que, quelques minutes plus tard, nous sommes tous dehors, en pyjama, en chemise de nuit. Mon père est monté sur le toit, une couverture mouillée au bout d’un manche à balai. C’est impressionnant, un feu de cheminée ! Bien héroïquement, l’étroit conduit est obturé par la grande berlue (grosse bure tissée) humide. Floufff ! L’incendie est étouffé. Quelques pierres chaudes, noircies par des suies anciennes, viennent rouler partout, même sous le lit. Plus de peur que de mal. 

      Ce matin, mon père et ma mère se disputent. « C’est de ta faute », « Jamais j’aurais eu l’idée de... » Je n’entends pas tout. Ah ! si une courtepointe humide pouvait... Le laitier arrive. 

      Quant à Roger, je ne peux pas me contenter d’en parler plus tard. Evidemment, je sais que Lucienne et Gisèle ont un frère ainé. Lorsque je le rencontre pour la première fois, je dois avoir dix-sept ou dix-huit ans. Un battage à la machine chez mon oncle Arthur. C’est que, au sortir du service militaire, il se découvre une vocation de camionneur. Il va sillonner toute l’Europe. « Il fait sa vie. » « La terre ne nourrit plus ses fils. » « La dernière fois qu’il est venu... je crois bien que cela fait plus d’un an. » Je le comprends, nous n’étions pas prêts à nous rencontrer. Aujourd’hui, je prends quelques détails de ses jeunes années à Denac avec tante (ma grand-mère), qui m’ouvrent certaines  portes. Je le rencontre surtout, comme ses sœurs, aux détours des enterrements. 

      Pour en revenir aux deux cousines, Lucienne se marie avec Claude Roy, militaire de carrière. Leur mariage : tous réunis devant l’église de Saint Palais de Phiolin. Il est cinq heures de l’après-midi ; nous allons attendre jusqu’à neuf heures l’arrivée du jeune marié. S’il y a un futur... Il y a un futur ! Claude est en rade à Toulon. Son bateau revient d’Indochine. En rade, c’est la cas de le dire. Ses papiers ne suivent pas. Démarche après démarche, il finit par les obtenir. Train, plus taxi... le voilà ! La future mariée est en pleurs depuis quatre heures. 

      Quatre, cela me fait penser à une funeste anecdote. Comme je viens de le dire, Claude est cuisinier sur un bateau, pas exempt de quart. Un jour qu’il est de grand quart, de six heures du soir à minuit, une envie pressante le tenaille. Il est momentanément remplacé par un autre matelot. Lorsqu’il revient, ce matelot a un poignard dans le dos. Comme quoi la vie ne tient pas à grand-chose. Une envie de... 

      Gisèle devient l’épouse de Louis Beau. Le Louis. Ses parents ont habité à Chez Rillet. Ils y avaient quelques terres que mes parents acquièrent pour une bouchée de pain. Le Louis, ma mère et quelques garnements du coin vont faire mille et une bêtises. Une planche sur la margelle du puits, ça peut faire une balançoire. Un sac de petits pois à écosser devient de la bonne nourriture pour les vaches. Une paire de sabots sciés en deux, cela fait deux paires. Un barreau d’échelle à moitié coupé, on ne sait jamais ce que ça peut faire. Etc... Parmi les garnements, il y a Raymond Mounet. Il est petit encore, mais pas le dernier, paraît-il. Raymond, enfant de l’Assistance Publique qu’éleva la Marie après la mort du grand Ravet, le charbonnier, son père. Il faut bien vivre. Par la suite, d’autres enfants prendront leur envol, exceptant leur « mère » et son amour. Après le charbon, les boulets. Raymond Mounet vit à Chautignac où il s’est retiré, sans pour autant nous oublier, avec femme et enfants. 

      Pendant toute ma scolarité au collège d’enseignement technique à Pons, je vais côtoyer le Louis. Il y est employé dans des fonctions mal définies. Le mot factotum surhausse ses capacités ; je pense. 

      Avant, ou après, je ne sais plus, avoir acquis la terre des Beau, Aristide proposa sa ruine à mon père. Accepté devant notaire. Aristide est un vieux monsieur très gentil, un peu voûté, un peu menuisier, un peu charpentier, seul, nourri tous les soirs par une bonne soupe (il faut entendre toute nourriture). Quand il y en a pour cinq (grand-mère, papa, maman, Monique et moi), il y en a pour six. Jamais il ne s’invite à notre table. Il ne veut pas déranger. « J’ai mon chez moi. » Son chez moi : quatre murs bien lézardés, une grande pièce avec table et lit, deux ou trois chaises, une grande cheminée et, à droite en entrant, deux établis. L’un est presque vide. L’autre : bouvets, guillaumes, riflards, tarabiscots, varlopes, ciseaux, maillets, sauterelles, scies, tarières, bédanes et autres outils, tout y est pêle-mêle. Sciures et copeaux en tas avant de finir dans la cheminée. Ah ! L’odeur du bois ! C’est moi qui lui porte la pitance quotidienne. Il m’adore, paraît-il. Je suis son « petit bout de chou » (c’est grand-mère qui parle). Quand est-il décédé ?

       En plus de nos innocentes escapades – sont-elles si innocentes que ça ? - s’échapper, fuir une fille infernale (le déluge saccadé des réprimandes de ma mère), avec le recul, je comprends ce qu’a voulu éviter ma grand-mère. Nous nous rendons, un fois l’an, pendant les grandes vacances, à Chez Lantet, dans la commune de Douhet. Quatre ou cinq jours, pas plus. Les travaux des champs, qui va les faire ? Un vieux cousin de grand-mère, Gabriel Borderie, aime à nous avoir en sa compagnie. C’est une personnalité à part, dans le monde où je vis. Très âgé, mais bien valide, le regard franc et clair, il essaie toujours de se lancer des défis : la lecture d’un dictionnaire de sciences à quatre-vingt-cinq ans ! C’est un érudit. Un athée aussi. Il a lu la Bible –il peut même la réciter -, le Coran et de nombreux ouvrages du caodaïsme. « Je sais pourquoi je ne crois pas », dit-il. Je l’écoute ; savoure. Il a une vision du monde sans préjugés. Il a fait l’Indochine. Sept ans. Epris sans espoir de « orage de mon cœur », il rentre en France, dépité, en ne tenant pas sa promesse : l’épouser. Son entourage lui dit de se méfier, de mesurer à quel point elle va attirer les ennuis. « Si tu l’épouses, inutile de revenir.» Ce qu’il y a d’ennuyeux, c’est que... une jaune, tu n’y penses pas. Quels ennuis ? 

      Il arrive. Il épouse Suzanne, une promise. Cette épouse, que ses parents ont dû croire facile à marier. Il lui passe la bague au doigt ; tout est consommé. Lorsqu’il n’est pas maçon, agriculteur, touche à tout, il s’installe dans sa bibliothèque, seul maître à bord. C’est dans ce lieu que cousin Gabriel m’apprend, non pas à lire, mais à ouvrir les yeux et mon esprit. 

      Ah ! Sa bibliothèque ! Je la considère avec convoitise. A seize ou dix-sept ans, il me dit : « Je vois bien ce que tu guignes. » Pas besoin de passer par un dictionnaire ; il m’explique ce que veut dire le verbe guigner. Je souris. Il me dit aussi qu’il s’est engagé à tout laisser, après sa mort, à son neveu Claude Fumeron. Il n’en a rien à faire, ce neveu. C’est donner de la confiture à un cochon. C’est un illettré, du moins un fat, un sot sans esprit qui a peu de valeur, quoi ! Ah, si, il m’apprend à chasser le dahu. Une nuit, dans les bois, tout seul, une brassée de choux, une grosse pierre sur laquelle on verse beaucoup de poivre, et j’attends la bête. Elle va venir. Manger, éternuer, s’assommer, sont les trois... A onze ans, c’est moi le bête. 

      Cousin Gabriel, c’est aussi un chasseur. Deux ou trois fois dans l’année, il vient à Chez Rillet. Moyen de locomotion : une vieille Terrot. Pouff...pouff...pouff... Une moto qui, plus tard, avec les conseils des gendarmes, finira pendue par son neveu à une poutre d’un grand hangar. « Trop dangereux, l’ancêtre. » Chez Rillet, il y reste parfois huit jours. On lui donne un lit. Il est bien ; heureux. Avant de passer à table, il plonge sa main dans une poche au revers de son veston en velours et en retire une flasque. C’est de l’absinthe, de sa fabrication. Le rituel est en marche : fourchette au-dessus d’un verre, morceau de sucre, et... c’est vert. Lorsqu’il part à la chasse – plutôt une promenade – seul (papa ne peut pas toujours l’accompagner), Mireille, notre chienne, le suit. Quand je dis suivre, c’est suivre. C’est un privilège. Il faut dire qu’elle est unique. Lorsqu’un chasseur demande à mon père s’il peut lui prêter sa chienne, il ne répond jamais par la négative, mais il le met en garde. Au bout de vingt minutes, s’il n’a pas un gibier mort à lui présenter, elle rentre à la maison. Un merle, un moineau, ça suffit. Sinon, elle est reconnue et appréciée, même chez ces messieurs de Bordeaux. Dolly, sa fille, va suivre sa trace. 

      Maintenant, c’est ma trace que vous allez suivre. Ce que je viens de coucher sur le papier, ce ne sont que des choses glanées, entendues ou embuées dans des souvenir plus ou moins remontés à la surface au fil de l’écriture. Les faits sont vrais ; je l’ai dit en préambule. Seul l’humour, comme la papillote d’un bonbon, si humour il y a, compense au maximum les désagréments liés au fait de me livrer. Place donc à :

       J’ai douze ans, je vais à l’école primaire de Bois. Ma sœur Monique aussi ; ainsi que mon jeune frère Daniel né le 2 mai 1949. Cinq heures (on ne dit pas dix-sept heures), tous les élèves dehors, sauf les punis. Pourquoi faut-il que ce soir-là, primo que je ne sois pas  retenu, deusio que j’aie une forte envie de me laver les mains ? Se laver les mains, c’est bien, mais dans un puits artésien...  J’entends « T’es pas capable ». Trois petites marches glissantes, et plouf ! C’est l’hiver, j’ai une grande cape qui me maintient à niveau, et je finis par... Boudu sauvé des eaux. Sauvé, ce n’est pas le mot qu’il convient. Une voisine passant tout près avec son Solex – maudite vitesse – est témoin de la scène. Vingt minutes plus tard, je cours à côté d’un vélo, mon père, la badine à la main.. Paré pour affronter le dernier kilomètre, je n’ai pas froid. 

      Une occasion aussi d’aller au lit sans manger. Lorsque grand-mère vient, à son tour se coucher, elle tient, bien cachée dans son vêtement de nuit, une poire. « Tiens ! Tu n’en parles pas. » Depuis ce soir, j’ai pris conscience de l’amour qu’elle me porte. Ce fruit est une vraie ouverture sur notre future complicité. J’ai encore son goût dans la bouche. Presque soixante ans, déjà... Une poire vaut bien une madeleine. 

      Ce n’est pas la première fois que je me mouille. L’année d’avant, c’est dans un champ inondé d’eau gelée que je réalise mon exploit. En chemin, le matin en allant à l’école, nous, écoliers de quatre hameaux, ramassons un vieil abat-jour rouillé, bien plat... Il vole comme une soucoupe volante. Lancé, où va-t-il atterrir ? Sur la glace, évidemment. Tout aussi évident que c’est moi qui... Plouf ! Comme nous ne sommes pas loin de l’école et que ma grand-mère paternelle habite à cent mètres, ça va. De nouveaux vêtements, même s’ils sont usés jusqu’à la corde, du moments qu’ils sont secs, ça habille. Cette grand-mère –là a l’habitude de venir à Chez Rillet toutes les fins de semaine avec son landau qui date de je ne sais quel siècle, qui lui sert de canne. Le lundi, lorsqu’elle revient dans sa maison à Bois, dans sa voiture d’enfant à caisse suspendue, il y a toujours des vêtements à rapiécer. Que c’est dur de ne pas faire de trous à une culotte taillée dans un vieux froc du père, d’un cousin, ... qui d’autre encore ? Comme s’ils ne pouvaient pas faire leurs trous eux-mêmes. Enfin, ça l’occupe. Et moi, ce matin, ça m’évite d’aller tout nu à l’école. 

      Comme c’est bizarre... pas de mouchardage, donc, pas de raclée. Si je dis ça, c’est parce que ma sœur Monique a un penchant naturel et permanent à rentrer plus tôt que moi de l’école et de rapporter mes faits et gestes. Un jour, je lui casse une bouteille sur la tête. Ça saigne. Ça saigne pas mal. Avec ma serviette de table (nous mangeons à la cantine), j’arrête le sang en même temps que les cafardages. Je suis tombée, dira-t-elle. Un point pour moi. Pas de points pour elle. Pour une si petite blessure... 

      J’aime l’école. Heureusement qu’elle est obligatoire. Arrivé à la maison, un petit goûter pain, beurre, chocolat Meunier ou Poulain – je fais la collection des images - , et vite, il faut aider dans les champs. S’il y a des devoirs, ils se feront après. Dès l’âge de douze ans, je retourne le brabant à deux socs et deux versoirs. Grand-mère touche les vaches, notre premier attelage. Vient ensuite le cheval, et beaucoup plus tard, ce maudit tracteur. Les jeudis et jours fériés, voire certains dimanches (escapades à Beauregard, à Denac), j’ai très peu accès aux livres et aux cahiers. Si, le soir, après souper, lorsque tout le monde va au lit, s’il n’y a pas de veillée. Marrons grillés, petit verre de vin blanc ou de bourru, grand-mère tricote des chaussettes, papa fait ses cartouches, maman feuillette son « Nous Deux ». En face de la cheminée, la vieille comtoise ne se lasse jamais de regarder tout ça en observatrice bienveillante, mais... il est onze heures. C’est l’heure d’aller au lit. 

      J’ai treize ans, après les vacances de Pâques, papa et maman sont convoqués par madame Naud, institutrice très  sévère et rigide, mais une excellente éducatrice. « Qu’a-t-il fait encore ? » Rien ne manque au tableau et tout sonne faux. « Votre fils a un potentiel. » Un potentiel ? Quésaco ? J’ai des possibilités : « Michel est capable de suivre des études. » Ma mère, bien moins à l’aise que mon père : « Nous n’avons pas d’argent. » Madame Naud : « Il peut avoir une bourse, mais avant, il faut l’inscrire à un concours (l’entrée en cinquième). » J’ai déjà du retard, pourquoi passer par la sixième ? « Il lui faudra un trousseau », pas très enthousiaste, ma mère. Mon père, lui : « Si ça peut le sortir de là. Il n’a rien à faire au cul des vaches. » Merci papa. Je passe le concours. Reçu. La bourse d’étude est accordée. Rentrée 1957-58, je suis pensionnaire au collège technique de Pons. Numéro 36. Il correspond à quoi ? 

      « Toi, le nouveau, cire-moi les pompes ! » Ces mots émanent d’un bizuteur, un grand. Je deviens un souffre-douleur. « Aujourd’hui, tu vas mesurer ce trottoir avec une allumette. » L’allumette, je dois la pousser d’une longueur avec le nez et marquer à la craie sa dernière position, puis continuer jusqu’à... « Recommence. Tu triches ; les traits sont trop épais. » Le soir, mon lit est systématiquement renversé. Mauvais traitements, plaisanteries douteuses, menaces, propos méchants ; je veux croire qu’il s’agit là d’un mauvais moment à passer. Que nenni ! Un matin de novembre, l’un de mes bizuteurs se croit plus intelligent que les autres. Au petit déjeuner -table de huit pensionnaires-, ce n’est pas la première fois que mon petit carré de beurre disparaît. Mais entre subtiliser et mettre sous la table et piétiner, certains diront qu’il n’y a qu’un pas. Pour moi, non. Je vais le franchir, cependant. Je me lève et assène un coup de poing au zélé des tracasseries. Bien appliqué. Il se frotte le menton. Silence. Il se lève à son tour, vient vers moi... ouillouillouille... me serre la main et me dit, non sans mal : « T’es plus un bleu... Daphny . » Pourquoi  ce surnom , que je garde tout au long de ma scolarité ? Sobriquet adopté par certains profs : Anglais (monsieur Biec), gymnastique ( monsieur Lamour), dessin industriel (monsieur ?). 

      Ce matin, le jeune élève de cinquième est content de pouvoir tartiner son pain de bon beurre. 

      Il ne faut pas compter sur les pions pour s’apitoyer sur le sort des bleus. Alors, pendant les vacances de Toussaint, à Port Maubert, j’en parle à mon père. « Pourquoi tu ne te défends pas, imbécile ? » Imbécile, moi ! « Pour l’instant, pense à ce que tu fais. »  

      Ce que je fais ? Nous sommes à Port Maubert, vacances de la Toussaint, grand-mère, papa, Chupeau (un journalier qui vient à la maison deux fois par semaine) et moi, chargeons une charrette de rouches. Tôt le matin, pendant que mon père et Chupeau partent devant, à bicyclette, rassembler les fins roseaux coupés trois jours avant (quand il y a pénurie de foin, le bétail n’est pas regardant), grand-mère et moi menons le cheval et la charrette. Maman est restée à la maison. Il faut surveiller notre petite sœur Josette (née le 10 avril 1956), trop petite pour venir avec nous. Nouveau prétexte. Tout en pensant à ce que je fais, j’arrête une décision, bien hasardeuse, certes, mais... vous savez la suite. 

      Un dernier mot sur Port Maubert ; c’est un joli et petit port – trois ou quatre bateaux – relié à la Gironde grâce à un grand chenal. Deux ou trois fois dans l’année, papa et moi venons pêcher les piballes sur ses quais, la nuit, à la lueur d’une lampe à carbure. Un parent des Girard (sa table est fine et copieuse) batèle de la grave et des cigarettes de contrebande. Arrêté, son rafiot va pourrir dans les eaux à Bordeaux, et lui ( ?). La maison est vide. Femme et enfants ont disparu. Dans la banlieue bordelaise me suis-je laissé dire. Momo, Maurice – voilà que son prénom refait surface – est derrière les barreaux. Qui dit barreaux, dit prison. 

      Je ne dissocie pas la terre de mes études, et pour cause. Trois années d’internat, trois années frappées au sceau de l’absence de vacances. Il y a toujours du travail aux champs. 

      Bien sûr, personne ne m’attend si tôt au cul de la machine. Machine à battre le blé, l’avoine, l’orge, le métail. A seize ans et des poussières (il y en a aussi pas mal lors des battages), je porte les sacs de grains. Entre quatre-vingt et cent kilos qu’il faut monter, à l’aide de branlantes échelles, dans les greniers, à l’entrée parfois trop étroite, ou à déposer sur une plate-forme – direction la coopérative agricole - . Un peu de blé dans l’escarcelle, c’est toujours bon à prendre. C’est qu’il faut faire face. Face à quoi ? Aux crédits, pardi ! L’ivraie du paysan. Ce sont des moments plaisants. J’aime cette ambiance ; l’entraide entre voisins. Tu viens chez moi, je viens chez toi. Vingt-cinq à trente personnes.  Fatigués, harassés, le soir, après un copieux repas, nous jouons à la belote, tard, très tard même. Rigolades et blagues salaces sont au menu. Demain, si ce n’est pas déjà demain, dès huit heures - « Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage » (Boileau) -, au boulot ! Avant, ce sont les foins, et après, les regains. Pour tout dire, grand-mère et moi (le fait d’avoir un poil dans la main écrème sacrément), nous retournons, amoncelons en tas l’herbe sèche. 

      L’hiver, c’est dans les bois. Le matin du premier jour, grand-mère, papa, Chupeau et moi, confectionnons une cabane. Atavisme. Avons-nous hérité de caractères ancestraux oubliés ? Toujours est-il que branches, fougères, feuilles mortes et mousses,… Pour un coup d’essai, c’est une réussite. On se sent bien lorsqu’on peut avoir un abri. Cependant, un accident, cette année-là. Nous avons pour habitude de fendre les souches bien noueuses à l’aide d’un mélange de poudres et d’une mèche… assez longue. Il faut, lorsqu’elle est allumée, pouvoir se réfugier derrière un tronc d’arbre. Boum !... Un morceau de bois vient frapper ce fût de chêne derrière lequel Chupeau est caché et atteint sa jambe. Ça saigne, ça saigne abondamment. Tandis que papa et moi, un peu affolés, lui faisons un garrot qui s’avère inutile, grand-mère confectionne une boule de glaise qu’elle enfonce dans la plaie. Arrêt du flot ; vite, direction Champagnolles, pour voir un médecin. Vite, autant que faire se peut : le blessé sur le porte-bagages de mon vélo, ce n’est pas un bâton dans les roues, mais c’est tout comme. Le toubib à ma grand-mère : « Madame, vous lui avez sans doute sauvé la vie. » Réponse de la Madame : « Vous vouliez pas qu’on l’laisse crever, asteur… Un moment, j’avons ben cru qu’c’était l’cochon qu’on v’nait d’tuer. » Pourtant, pas un cri venant du… Dans le ciel, passent des oies sauvages. 

      Dudule. Les dernières neiges s’accompagnent d’un autre signal : le temps des cochonnailles. Une pièce en trois actes au plus, attachée aux us et coutumes ancestraux. Pas d’endroit plus propice pour un zigouilleur en série qu’un hangar nu, dépouillé des outils agricoles. Comme son groin annelé est ligoté, il couine à mi-voix, le goret. De même que dans le cochon tout est bon, il est important de donner son sang, alors il donne. C’est la beauté du geste qui compte. Accroché à une échelle vieillotte et relativement inconfortable, il sèche, le ventre ouvert, et puis… Et puis, demain, il va être bichonné, non, bouchonné, avec de la paille en feu, puis gratté avec une tuile. Que de soins ! Plus de soies. Sur de nombreuses tables – planches sur tréteaux -  dans de grandes bassines remplies d’eau bouillante, on nettoie intestins et boyaux, propres à l’habillage des boudins, saucisses et andouillettes. Vient ensuite le grand découpage : couennes, pannes, palerons, rôtis, côtelettes, jambons (parés pour un futur salage). Puis c’est cuisine : saindoux, rillons, pâtés, fromages, sans oublier toutes les charcuteries. 

      Tuer le cochon vaut surtout pour ses réjouissances inoubliables. Tous les voisins sont invités à donner un coup de main et de… fourchette. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux sans repaître. Ça ne se fait pas. Ni sans un morceau. Il est minuit environ, avant d’aller au lit, grand-mère me dit : « Si tu veux m’accompagner demain matin, on va aller à Saint Ciers sur Gironde voir madame Gaston. Monique va de plus en plus mal. » Une huitaine de jours qu’elle est malade. Le médecin de famille est venu deux fois pour… « Je ne trouve rien. Un peu de repos, un bon bouillon chaud… » « Elle ne veut rien manger. » « … dans le bouillon, quelques légumes écrasés. » « Docteur, je vous dis qu’elle ne veut rien avaler… ni même un verre de lait. » « Dans deux ou trois jours… » 

      Avec grand-mère, nous n’attendons pas une troisième visite. Saint Ciers sur Gironde, la petite ville, est en vue. Vélos posés sur un mur blanc, dans une petite cour, nous entrons dans une vaste maison. Une petite dame, bien en chair, nous accueille, embrasse grand-mère, m’embrasse à mon tour. « Suis-moi, grand-mère, et toi, fiston, tu peux venir aussi. » Elle pousse une porte et… tous les murs de cette pièce sont tapissés de cadres dont les gravures représentent Jeanne d’Arc. Toute une armée. Des Jeanne d’Arc du sol au plafond, sur des étagères, sur un bureau encombré de Jeanne d’Arc en statuettes. Pas de feu surtout. 

      « Assoie-toi grand-mère, et toi, fiston, tu peux t’asseoir aussi. La petite statue qui est sur la chaise, tu la poses à tes pieds. » Jeanne d’Arc à terre ! 

      « Ma petite dame, je vois que tu es inquiète. Tu as raison d’être inquiète. Ta petite fille va très très mal. Elle va mourir… Je peux la sauver. Avec l’aide de la Sainte, je peux la sauver. » Comment madame Gaston sait-elle que Monique est malade ? Grand-mère n’a pas dit un mot. Pas un seul mot. Et moi, timide comme je suis, je ne risque pas d’ouvrir la bouche. « Bon… quand tu vas rentrer, tu vas faire ce que je te dis. Tu prends l’oreiller sur lequel repose la tête de ta petite fille, tu l’ouvres, dans les plumes il y a quatre grains de haricots qui poussent. Tu les brûles avant que, germés, ils percent le cerveau de ta petite fille. » Qu’est-ce que c’est que cette cagade ? Ça fait résonner quelque chose en moi. Une envie de me lever, de partir, de dire que tout ça c’est des foutaises, que cette madame Gaston est une femme charlatan, qu’exploiter la crédulité des gens est un crime, que, que… Mais je me garde bien de considérer mon amour de grand-mère comme une simple d’esprit, une sotte. 

      « N’oublie pas, grand-mère, de jeter, et toi, fiston, tu peux l’aider, quelques poignées de sel autour de la maison. Le vieux vous a jeté un sort. » « Quel vieux, demande grand-mère ? » « Tu sais bien… celui que ton gendre a un peu bousculé juste avant l’enterrement de sa pauvre maman. » (12 avril 1956, deux jours après la naissance de Josette) « Dans un moulin… » « Je vois » dit grand-mère qui se lève et vient embrasser chaleureusement madame Gaston. Mille embrassades accompagnées de «Merci, merci, merci, vous êtes une brave femme, madame Gaston. Encore merci. » J’assiste. « Combien je vous dois ? » « Rentre vite… la prochaine fois, tu me ramènes un couple de pigeons vivants. » Là-dessus, nouvelles étreintes et, avant d’enfourcher nos vélos, elle nous montre sa volière. Des bisets, des colombins, des ramiers y roucoulent, s’appareillent entre eux. « Il en meurt pas mal. De temps en temps, il faut renouveler les parents. » Tiens ! C’est une idée, ça ! 

      Sur le retour : « Ça va grand-mère ? » Personne n’aurait l’idée de demander à une fusée comment elle va. 

      Sans contourner les récriminations et les jérémiades qui ne vont pas manquer de suivre, grand-mère raconte tout à ma mère. Et maman de partir d’un grand éclat de rire. « Faut-il que tu sois bête pour croire à des c… pareilles ! » Grand-mère, qui a moins le cœur à plaisanter, va dans la chambre, prend l’oreiller et se met à fouiller à l’intérieur. Action payante. Dans une main trop ridée, quatre grains de haricots tout blancs, avec une minuscule pointe verte, perdent tout pouvoir maléfique et donnent à voir ce qu’est le bonheur, dans toute sa dimension. 

      Première incursion dans un monde mystérieux, occulte, j’associe alors mon geste à celui de grand-mère et disperse le sel aux quatre vents tout autour de la maison. 

      Fait extraordinaire – rien ne caractérise mieux un miracle que l’impossibilité d’en expliquer l’effet par les causes naturelles (Buffon) – ce soir, ma sœur Monique est avec nous à table et mange ses deux pains perdus d’un bon appétit. « Demain, je veux du lapin. » Ma mère, d’une voix bougonneuse : »Toi, tu sais ce qu’il te reste à faire. » C’est une chose qu’il ne faut jamais dire deux fois à grand-mère. Le « grandes oreilles » est déjà étiqueté sans qu’il en soit prévenu. Et même lui annoncer qu’avant lui il y eut un poulet, un canard ou une pintade ne le réconfortera en rien. Grand-mère n’a pas sa pareille pour occire toute une basse-cour. Une scène peu banale qui a certainement marqué plus d’un… spectateur ; moi en premier. Le lapin, attrapé par les oreilles, reçoit un grand coup derrière la tête. Avec un couteau bien effilé – de fatigue, sans doute – elle énuclée la bête. « Grand-mère, pourquoi tu lui enlèves les yeux ? » « Pour ne pas qu’il se voie tout nu quand je vais le déshabiller. » Et de lui ôter son beau costume. 

      Il y a toujours de la viande au repas principal ; de volaille et de porc exclusivement. Cependant, non conforme aux habitudes, une fois par mois, nous avons droit à de la viande rouge. Mon père, pour un peu se soustraire à la banale réalité de tous les jours, se rend une fois par mois à la « grande foire » à Saint Genis de Saintonge. Plus tenu en laisse, après avoir salué plusieurs personnes, parlé de vies parties de travers, il se dirige vers la boucherie. Le patron, Pierre Cosson, l’attend pour une partie de billard. Juste à côté. Tandis que « mamie » Martin bistrote, détaille inlassablement son chapelet de litanies - ce sont toujours les mêmes - , mon père et Pierrot carambolent. Ils n’écoutent pas ; ils sont dans leur partie. Des heures entières. A la fin, que reste-t-il ? Deux amis qui, dans un mois, vont se revoir. « Elie, avant de rentrer, tu passes par la cuisine... » La boucherie est fermée, il est tard. « … il y a un morceau qui t’attend. » Environ deux kilos de bœuf. 

      Deux ou trois fois l’an, ils vont faire leur partie à Blaye. En voiture. Là-bas – c’est loin – il y a un billard formidable, voire exceptionnel, sur lequel les boules, la rouge surtout, roulent toutes seules. Tous les témoignages s’accordent : les deux blanches aussi. Je suis parti une fois avec eux. Dix, quinze points de rang pour moi ; cinquante, voire plus, pour eux. 

      Début de l’année 1962, papa va devoir trouver une nouvelle échappatoire, et pour cause… Près de Tête Verte, il dessouche une haie ; une racine plus résistante et le tracteur se cabre, entraîne mon père dans sa chute. Maman et Monique, présentes sur les lieux, décuplent leurs forces avec des piquets qui vont servir de leviers, et parviennent à le tirer d’une position critique. Colonne vertébrale brisée, huit mois dans le plâtre. Seuls les membres et la tête ont le droit de bronzer. « Je suis une tortue. » Il rit. Il rit moins lorsqu’on lui dit qu’il va devoir porter un corset de cuir et d’acier toute sa vie. Involontairement –hum ! – parfois, il l’oublie. Trop rigide. Il est vrai que, raide comme un pieu, il ne reste que l’ombre portée d’un homme sans énergie. Quand bien même il va à la chasse, va rendre visite à Pierre ou Paul, fait des plans sur la comète, programme les travaux du jour, son corps n’existe plus. C’est terrible. Les parties de belote chez les voisins ne sont que des faux-fuyants. 

      Les voisins, ce sont les Bellon, Amagnou, Berger, Loranzeau, voire son frère Claude à La Romade, Sandeau au Luth. Seuls les Bellon habitent à Chez Rillet. C’est Monique qui, un beau matin, va découvrir le père qui vient de se suicider  avec son fusil de chasse. « On tue plus d’agneaux que de moutons. » Une réflexion de son beau-père avec lequel il s’était violemment disputé la veille. Sur la table… il n’a pas fini la bouteille de vin. Dommage, c’est du bon. Une belle étiquette. 

      Pendant les années 61, 62 et 63, Monique va au collège à Royan. Pour elle aussi, les vacances, c’est un petit (c’est une fille) coup de main à la ferme. Même punition pour Daniel lorsqu’il revient du collège de Pons. Quant à Josette, toujours à l’école primaire, ou bien à la maison où elle prend de fraternelles gifles. Ce n’est pas que je sois violent, mais je n’aime pas ses caprices, ni le fait qu’elle dise à notre père qu’il est un c…, ni me narguer avec insolence, lâchement, dans les jupes de sa mère… qui est la mienne aussi… qui ne dit rien… qui sourit. Un jour, j’ai tenté de faire le portrait de sa petite chérie, pour exprimer mon ressentiment. « Tu es jaloux… tu ne supportes rien. » Voilà à quoi j’ai eu droit. Un autre jour, pas le même, excédé que je suis, je dis à maman : « Elle est pourrie, ta fille. » Réponse : « … De même que c’est ta sœur. » A nulle autre pareille. 

      Pour en revenir à mes études au collège de Pons, cinquième, quatrième, troisième, sont sanctionnées par une juste moyenne. Pas de mérite ni de démérite, nonobstant trop d’égarements et un B.E.P.C. raté. Deux jours avant les premières épreuves, crise d’appendicite aiguë. Direction l’hôpital de Jonzac pour y subir l’ablation du doigt de gant du caecum. Qu’est-ce qu’il fait là ? 

      Demi-pensionnaire à l’entrée en seconde en 1960-61. Une année à la marge. Une année où de fausses envies accrochées à un fil se balancent dans ma tête : arrêter mes études, trouver un travail. Mais quoi ? Prendre une ferme en déliquescence, ça non, j’ai déjà donné.  Et donne encore tous les soirs. Avant de faire mes devoirs, il y a toujours ce foutu travail dans les champs. 

      Je redouble ma seconde. Comment vivre mieux l’école ? Le collège n’est pas simplement cette boite en vieilles pierres où je suis obligé de m’asseoir, c’est un lieu où monsieur Verdier, professeur de littérature et de philosophie, me fait découvrir « l’homme universel », champion de la tolérance qui se cache derrière Voltaire. Le savoir de cet homme (monsieur Verdier), je le retrouve dans les livres. Un déclic ! Presque chaque jour, avant le premier cours, ou bien après le dernier, je me rends à la librairie papeterie Combes à Pons. Deux vieilles dames, des petites nièces de Emile Combes, homme politique anticlérical, m’accueillent chaleureusement à livres ouverts. Je n’ai qu’à tendre les bras pour lire une pièce de Shakespeare, un poème de Villon, un roman de Dumas, … Demi-pensionnaire pour la deuxième année, je m’octroie quelques libertés. Fini, la bicyclette, matin et soir. Mon vélo, je le dépose chez monsieur Martin, fils de la bistrote, à Saint Genis de Saintonge, et je fais du stop. Entre parenthèses, je ne suis arrivé qu’une seule fois en retard en deux ans ; seconde et première. Comme j’entends disposer de mon temps comme je l’entends, le soir après un court ou un long passage à la librairie, je refais la route, le pouce levé, un livre de poche dans mon sac. Acheté ou donné ; elles sont comme ça, mes deux petites libraires. 

      S’il fait jour, je vais rejoindre grand-mère qui est bientôt la seule à faire tourner la boutique ; si ce n’est que ma mère a toujours « le cul sur le tracteur ». C’est grand-mère qui parle. S’il fait nuit, je me mets directement à mes devoirs. 

      Pendant les vacances de Pâques et les grandes vacances, je décide de travailler dans la restauration (petit boulot, aujourd’hui). Le Portique à Royan, Les Deux Pigeons ( ?) au Grand Piquet, sur le bassin d’Arcachon, Le Richelieu à Arcachon, Le Continental à Bordeaux. Au Portique, ce sont surtout les cafés, le matin, quatre cents, certains jours, qu’il faut servir illico presto. Sans oublier la plonge. Dur, dur… Et les estivants… 

      Au Grand Piquet, couché à minuit environ, levé à quatre heures, quatre heures trente. Jean-Marc Thibault, Sophie Agacinski, Marcel Merkes, Paulette Merval y séjournent et ces messieurs vont à la pêche au gros de bonne heure. « Michel, debout… Notre petit déjeuner ! » C’est la voix de Jean-Marc, derrière la porte du petit cabanon où je dors. Familier, avec ça. Un gros pourboire résume leur gentillesse. On me dit que c’est dans cet hôtel que sont descendus Jean Cocteau et Raymond Radiguet. J’adore « Les enfants », « Les parents terribles », Le diable au corps », « Le bal du comte d’Orgel ». 

      Il est minuit (une petite anecdote), pourquoi pas un bain ? Soudain, une vague m’entraîne, surtout ne pas résister. Une heure plus tard, je me retrouve au-dessus d’un parc à huîtres. Retour sous les pins, tout nu, plein de coupures sur le corps. J’arrive au cabanon. Mes vêtements sont sur mon lit ; trois énergumènes (des serveurs) viennent m’embrasser. « On croyait que tu étais mort. » « Merci les gars. » A part ça, tout va bien. Dans trois heures, debout ! 

      Au Richelieu, un peu plus classe comme hôtel restaurant, l’été, c’est deux cents repas midi et soir. Bonjour la vaisselle ! Dur métier… Un samedi après-midi, alors que nous sommes en pause (deux petites heures), le patron vient nous voir. Nous sommes six serveurs. « Ce soir, j’aurai besoin de l’un d’entre vous. Ça risque de se terminer tard. » Devant la réticence de mes collègues, je me porte volontaire. Dix heures trente, cinq beaux messieurs, pas en smokings, mais nœuds papillons, s’attablent. Table réservée, évidemment. Ce sont des gens du business, le monde des affaires. L’un est vendeur, l’autre acheteur d’un paquebot. Ceux qui les accompagnent sont des matelots, dont l’un est cuisinier. Une belle brochette. Toujours est-il qu’il est cinq heures du matin lorsqu’ils, péniblement, se lèvent de table. L’un d’eux retourne la poche de son pantalon et me dit : « Garçon, c’est pour toi. » Deux mois de pourboire en une seule soirée. 

      A rebours de toute recette rocambolesque, une truite aux amandes est traitée ici avec des codes stricts, se plie aux règles du genre. « Garçon, ma truite n’est pas fraîche. » La difficulté de concilier politesse avec condescendance me pousse à dire : « Bien madame. Bien que cette truite soit d’une fraîcheur indiscutable… madame, je vous en ramène une autre. » Quelques minutes plus tard, pas de fausse joie, il ne s’agit pas d’une nouvelle truite, mais d’une présentation, comment dirais-je ?... plus stylisée. Arnaud, notre chef cuisinier, a simplifié la garniture en vue d’un nouvel effet décoratif. « C’est attirant », dit-elle. Mais rien y fait : « Cette truite n’est pas fraîche. » Bien qu’elle mérite, à elle seule, le coup d’œil. Court regard immersif dans la salle d’Arnaud : « Ah ! C’est la chieuse de tous les étés. »  C’est mon premier été, à moi.  Il est vrai que cette vieille dame, aux rides subtilement sculptées, plombée par l’air avachi d’une moumoute que des doigts en faillite, nus, sans bagues, démêlent avec impatience, accorde l’attention. Pour Arnaud, pas évident de trouver un énième angle original et gustatif au physostome en sursis à l’âme nomade. Tandis que Schubert,se paie le luxe d’un quintette, on a beau connaître le parcours étoilé d’Arnaud, certains de ses comportements étonnent toujours. Comme celui de se saisir de la truite, une petite escapade dans la sciure, un retour au four et, toque sur la tête, doucement, presque tendrement, il va révéler la vérité à la vieille dame : « Truite aux amandes saveur boisée. » Ultra virtuose, jusque dans les détails, le chef. « Parfait », dit-elle, prête à enfiler la deuxième bouchée, barbiche en avant. Je suis interloqué. 

      Fin août, fin de saison, le patron nous convoque dans son bureau : « Messieurs, je suis satisfait de vous, j’offre une carabine à chacun… ou l’équivalent en argent.. » Je choisis l’argent. L’argent est pour Chez Rillet, sauf une petite auto-attribution dont ma mère ne voit pas la couleur. C’est mon argent, après tout ; mes futures lectures. 

      Au Continental, à Bordeaux, je suis chasseur. J’accueille les personnes, réceptionne les bagages et, cordialement, je monte le tout dans l’ascenseur. Comment me remercier ? Par un pourboire, pardi ! 

      Je me souviens de cette fois-là où un monsieur, beau, tout noir, me dit de l’accompagner à son numéro. Il doit y prendre un attaché-case. Lorsque, ensemble, nous pénétrons dans la chambre, sur un lit défait, une belle jeune femme, lentement, très lentement, ramène un drap sur une nudité arrogante qui demande un happy-end. « Chérie, ce n’est que le chasseur. » C’est bien connu, un chasseur ça n’a pas d’yeux. Revisitant les souvenirs, c’est bon de savoir qu’il existe des footballeurs qui vont taper dans le ballon, le week-end, à Strasbourg. Il est beau, blanc, mais pas chasseur, docteur ( ?). C’est pour une auscultation à l’hôtel. Un domicile jalonné de beaux coups de théâtre. 

      Après une deuxième seconde correcte, qui convient pour passer en première à la rentrée 1963-64, je retrouve avec plaisir quelques camarades et mes deux petites libraires, bien qu’elles aient décidé de passer la main. « Personne ne se bouscule au portillon. », le charisme de monsieur Verdier et toujours monsieur Biec. Il paraît que monsieur Biec est professeur d’anglais. « Ceux qui rêvent de faire de l’anglais, je veux bien leur inculquer quelques éléments, les autres, s’ils ont des maths à terminer, ou du… » » Les bonnes années, j’ai deux de moyenne en anglais. « C’est pour l’encre et le papier. » Début de l’écologie ! Rien de très neuf donc, sauf… 

      Fin juin, je rencontre une jeune fille, Jacqueline C., chez un voisin à la Grimaudière, où je fais les foins. Elle y est en vacances avec une cousine. J’en tombe amoureux. Notre relation platonique, j’insiste sur le mot platonique, va durer jusqu’en 1965, mai 65. De Chez Rillet à Saint André de Cubzac, où elle habite avec ses parents, par tous les temps, en Solex, en mobylette, en stop, j’apprends à connaître la route, ses maisons tout au bord, ses odeurs, ses paysages, ses côtes surtout. Qu’importe ! Elle : est-ce un amour d’adolescente ? Elle n’a que quinze ans et demi. Est-ce un… je ne sais quoi ? Plus tard, c’est sa maman qui, après ce que je peux appeler un faux drame, va me dire : « Il faut la comprendre. Elle est encore jeune. Elle a besoin de s’amuses, etc… etc… » Il est vrai que moi, je ne m’amuse pas. Je ne vais pas au bal. Je ne vais pas aux réunions entre copains et copines. J’ai les pieds plats ; en plus, je marche avec les pieds bien droit devant, comme les paysans. Je suis timide aussi. Bref ! J’ai tous les défauts. 

      Le faux drame, le voici. Un soir que monsieur C. rentre chez lui, une petite maison au milieu des vignes, à l’orée de Saint André de Cubzac, complètement saoul, une grande discussion, si l’on peut appeler ça une discussion, entre lui et sa femme, s’envenime. Il prend une bouteille vide, la casse sur le rebord de l’évier et se rue en titubant sur sa femme. Comme j’arrive, je me précipite, lui ôte le tesson des mains et le conduit à sa chambre, dans son lit, où il va cuver, la porte fermée à clef. Bah ! Il boit… souvent… il est manœuvre sur les chantiers. Ceci n’expliquant pas cela. Quoique ! Donc, madame C. est à l’abri. Remerciements, remerciements,… Je crois que si j’avais voulu profiter de l’occasion… Je ne veux pas, ni avec Jacqueline. Le puceau, vous l’avez reconnu, c’est bien moi. Le soir de notre rupture, osée, elle me dit : « Tu me fais l’amour ou je te quitte. » Je la quitte, en pleurant. Elle me tend la bague de fiançailles. Entre deux sanglots dans la voix, je lui dis : « Tu peux la garder, elle est gâtée. » 

      Comme va se gâter ma fin d’ année scolaire. Grand-mère, juste après les vacances de Pâques, me dit : « Ça te dirait d’aller faire un tour à Saint Ciers sur Gironde ? » Qu’a-t-elle donc, ma grand-mère, à demander à madame Gaston ? Deux volatiles dans un carton troué (même un pigeon, ça respire) sur le porte-bagages, et nous voilà en route vers l’inconnu. Pour moi, sans aucun doute. 

      « Alors, grand-mère, tu vois que c’est une bonne sainte ; elle est intervenue, ta petite fille est… pétillante. Pour ton grand fiston, je vais te dire une chose qui ne va pas te faire plaisir… Je sais que tu es venue pour ça… Eh bien, non, il n’aura pas son bac. » 

      Le grand fiston, présent, est interdit, décontenancé. Cette réflexion m’interloque. « Et pourquoi ? » dis-je. « Tu sais, la sainte ne me dit pas tout. Elle me dit simplement que… » « Mes notes ne sont pas mauvaises, à part en anglais. » « Tu n’y peux rien, c’est la sainte qui me le dit. Tu sais que la sainte ne se trompe jamais. » Moi, je me suis trompé, je regrette d’avoir amené ce couple de ramiers. C’est moi le pigeon. 

      Sur le chemin du retour, mon agréable grand-mère ne perd pas les pédales : « Tu laisses les champs tranquilles, tu te mets un peu plus à tes devoirs. Tu peux la faire mentir. » Qui ? Madame Gaston ou la sainte ? Jeanne d’Arc ne peut pas mentir, mais une sainte… non plus. Dilemme… Moi aussi, je décide que, pour une fois… 

      Fin de l’année scolaire, les épreuves du bac ont lieu à Saintes. Première épreuve : dessin industriel. Pas trop dur, ça va. L’après-midi : langue. Ça va moins bien. Les deux heures sont un peu longuettes. Je ne connais aucune autre matière qui maîtrise à ce point l’art de me rendre dingue. Entre un vocabulaire qui se bat pour éviter la relégation et une grammaire encore en chantier, c’est le no man’s land. Bref ! Epreuves du jour terminées, une auberge de jeunesse très novatrice sur la scène du confort m’offre le gîte et le couvert. C’est l’inverse. 

      Au petit déjeuner, après une double douche, chaude, froide, une immense gêne respiratoire, une douleur sur le côté, de la fièvre, encouragent la prédiction de madame Gaston et de le sainte. Le gérant, gardien de l’établissement, me demande de me rendre à l’hôpital. « Je t’accompagne. » Il se pose plus en soutien qu’en chaperon. 

      Plus tard dans la matinée, le diagnostic est confirmé par la radiographie des poumons : une pleurésie. Ponctions après ponctions, antibiotiques (Rimifon), jour après jour la maladie va régresser. Moi, je me morfonds dans mes rêves d’un autre monde, au lieu de réagir. Session de septembre ? Personne n’y pense. En août, je reçois une lettre sous pli cacheté. Service militaire. Début le 4 octobre 1964. 

      J’y vais, mais brièvement… vous le conter. 

      Caserne de Périgueux, cinquième chasseur. Les classes. Au bout d’un mois, visite médicale. Direction Robert Piquet à Bordeaux, au quartier des tuberculeux. Un cachet d’aspirine matin et soir : bonjour le traitement ! Puis, Nansouty, aux chiffres. Un jour de grand froid, le feu prend dans l’un des coffres. Cela ne fait aucun doute, c’est un court-circuit. Où il y a doute, c’est que… ni prise mâle, ni prise femelle. Envolés en fumée le jour et l’heure de la venue de monsieur le commandant colonel De Quatre Barbes. Pas volé… trente jours de prison. Ensuite, Xaintraille (le train). Neuf jours à Saint Emilion comme animateur loisirs (théâtre, cinéma, photo). J’oublie : avec six autres matricules, on visite des caves. On goûte. On goûte. Il y en a même qui recrachent. D’autres, non. Et enfin, La Courtine. Onze mois. Cent vingt-six jours de tôle pour désobéissance, fausses permissions, manque de saluer le drapeau… C’est la faute du drapeau. Il est hissé à mi-mât. Je me demande encore s’il y a un salut pour les choses en berne. Quinze jours de prison… c’est le tarif. 

      Ah ! La désobéissance, elle est devenue mon sport favori. Un exemple : Il y a quatre jours que je suis à La Courtine. Génie Civil. Génial le commandement : une jeep, quatre troufions, deux faucilles, une pelle et une pioche. A chacun son outil. Dans les bois de Saint Agnant, près de Crocq, nous devons dégager des passages pour les chars. Lorsque je vois les fûts de chênes qu’il faut abattre avec nos faucilles, je… j’en reste coi .Pas pour longtemps. Retour à la caserne avec le conducteur de la jeep. Revenu au camp, vers les garages, un militaire sans grade, comme moi d’ailleurs, monte un bulldozer sur une plateforme. Je m’adresse à lui et lui dis : « Tu tombes bien, il faut que tu viennes, avec ton engin, immédiatement sur le chantier de Saint Agnant. «  « C’est pas prévu avant la semaine prochaine. » « Si, si, on t’attend… ce matin, au rassemblement… de nouveaux ordres. » « Ah bon ! » Et c’est parti ! 

      A une heure et demie, le commandant arrive sur le terrain. N a-t-il pas autre chose à faire que de lever les bras au ciel et de brutaliser sa botte avec une canne (d’opérette) ? Pas un mot. Le lendemain matin, au rassemblement de six heures : « Matricule untel, matricule untel, matricule untel, matricule untel, matricule untel. » Où va-t-il s’arrêter ? Pas tout le régiment… Cinq untel, ça suffit. « Dans mon bureau. » « Qui est le responsable ? » « Responsable de quoi, mon commandant ? » « Tu te fiches de moi, matricule untel ? » « Je n’oserais pas, mon commandant. » « Et, en plus, tu es arrogant, matricule untel. » « Pourquoi penser cela, mon commandant ? » « Je pense, matricule untel, que je vais m’occuper de toi. » « Bien, mon commandant. » Et dire que je suis timide… « J’en ai maté plus d’un, matricule untel. » « Oui, mon commandant. » J’ai une envie folle de lui dire « Oui, mon con » à la place de mon commandant, mais je suis un parfait gentleman, même en uniforme. Incompatible. « Trente jours de tôle pour désobéissance, trente jours pour non-respect envers un supérieur. » « Cela fait donc soixante jours, mon commandant. » Au cas où il ne saurait pas compter ; ça arrive. « Matricule untel, matricule untel, matricule untel, matricule untel, huit jours pour insubordination à un sans grade. Trois jours plus tard, nouveau rassemblement (il y en a tous les jours, sauf le dimanche) : « Matricule untel, dans mon bureau. » C’est le mien. Que me veut-il encore ? J’ai déjà donné. Dans son bureau : « Matricule untel, je te sais intelligent. » Qu’est-ce qu’il est perspicace ! « La faucille, c’était pour l’obéissance. Malgré tes nuits en tôle, le jour, tu vas diriger ton groupe. » Moi, un sans grade ? Il faut vraiment que je sois… Six mois plus tard, huit jours de permission pour travaux terminés avant la date prévue. 

      A La Courtine, ce sont aussi les manœuvres militaires françaises, hollandaises et allemandes. Jusqu’à dix mille troufions. Ils sont fous ces teutons. Ils tirent à balles réelles au-dessus de nos têtes. Ils rient. Nous aussi, mais dans les bars, le soir, où ils invitent les « petites français ». L’entente vinicole. 

      Avec toutes ces nuits au trou, je ne vois guère mes parents, ni Jacqueline. Parfois, je m’accorde une fausse permission. Auto-stop. Auto-stop. Pas toujours facile. « Matricule Untel, tu n’étais pas au rassemblement ce matin. Où étais-tu ? » « Au trou, mon commandant. Le réveil n’a pas sonné. » Naïf, avec ça. Pas tout à fait. « Et le clairon, matricule Untel, tu ne l’as pas entendu ? » « Je suis un peu sourd, mon commandant. Je suis même exempté de tir à cause de ce handicap. » « Retourne à la chapelle (construction d’une petite chapelle à l’intérieur du camp) avant que je… » « Merci, mon commandant. » Cela fait quelque temps déjà qu’il ne regarde plus son pense-bête lorsqu’il me dit matricule Untel. Même sans affinités, commence-t-il à m’encadrer… autrement qu’entre quatre murs, la nuit ? Si, moi, aujourd’hui, je dis Untel, c’est que je ne me souviens plus de ce numéro qui m’a fait prisonnier dix-neuf mois. 

      J’ai déjà mis en ligne ma façon de voyager depuis quelques années. L’auto-stop a peu d’audience, et pourtant, quel plaisir quand une belle rencontre décide de lui donner le beau rôle ! Le destin d’un homme tient parfois à peu de chose : un pouce  levé. Avant la clôture de ces « empreintes d’aïeul », je pose ces mots. Petit poème en prose écrit pour une Saint Valentin. 




[ SAINT VALENTIN – La parole aux Amoureux


      11 juillet 1965, l’après-midi, nationale 89, jeune recrue en permission, je revenais à la caserne en stop. Il y avait des automobilistes qui ne faisaient que passer ; j’avais l’impression d’être abandonné. Certains faisaient des gestes… parfois même obscènes. 

      Montez ! me dit-elle. 

      J’ai eu envie de lui dire oui, mais ce n’était pas le moment de lui signifier qu’elle était belle ; de plus, j’en étais incapable. Jeune homme provincial, perclus de timidité, on ne peut pas dire que je connaissais un franc succès auprès du sexe, dit « faible ». L’automobile venait de reculer jusqu’à ma hauteur, une jeune fille se tenait au volant. 

      –Vous allez où ? 

      …… 

      Vous êtes militaire ? 

      …… 

      La conversation tenait du monologue. Elle parlait, parlait encore, d’une façon délicieuse, avec un léger accent. Je restais muet. Et je trouvais des raisons – évidemment fausses – pour rester en silence. Mon uniforme contenait à peu près toutes les réponses à ses questions, entre autre. 

      Elle me prend pour un demeuré et s’imagine que je viens d’un coin de la lune. C’était, du moins, ce que je croyais, jusqu’au moment où ça m’est tombé dessus comme la foudre. Elle m’a regardé. Elle avait des perles dans les yeux et le visage levé vers… l’Amour. C’était une princesse. Mon cœur cassé en deux, trois, j’avais l’impression qu’il appelait au secours. J’en avais mal aux oreilles. 

      Un tel appel, ça vous change un sang, du tout au tout. Ça allait bien au-delà, si je puis me permettre. Alors, tiens le coup, inspire, expire ! 

      Oh ! Je ne voudrais pour rien au monde voir le moment où … C’est ici que je suis attendue, dit-elle en s’arrêtant. Où est-ce que je peux vous écrire ? dis-je. Ouf, j’ai dit huit mots ! Donnez-moi votre adresse, c’est mieux, dit-elle. Elle allait partir… je n’avais pas le choix ; c’est tout. J’ai effleuré sa joue d’un baiser. Quelle princesse n’eût été écrasée sous le poids d’un tel remerciement ? 

      Je vous écrirai… peut-être… dit-elle. 

      Ensuite, j’ai eu hâte d’être en septembre, le 5. Pourquoi ? Parce que depuis ce jour-là, nous faisons la route de la vie ensemble. 

      Qu’elle est belle ! ] 



      J’aurais préféré ne pas l’écrire. Préféré m’en remettre encore, comme depuis vingt ans, au silence qui ne guérit de rien, mais qui apaise, parfois. Seulement voilà, délié depuis le dix-sept janvier d’un serment, ça me permet de me désenchâsser d’un passé aux consonances heurtées. Un tout premier souvenir. C’est  toute une histoire : 

      Nous sommes à Gèdres (Gavarnie). Repas du midi avec Marc, Pierre, Jean-Pierre Guillembet, Pierrot et Paulette (amis de Marc), Claude et Josette Uzureau, grand-mère, maman, Louisette et moi. Portés par une envie de raconter nos plus vieux souvenirs, moi, j’en viens à dire ceci : « Mon premier souvenir… j’avais tout juste un an… ce sont ces coups donnés dans la porte d’entrée de notre maison. » « Un an ? Ce n’est pas possible. On te l’a raconté. » Réflexion de Jean-Pierre. « Je te promets que personne ne m’a raconté quoi que ce soit… je me souviens uniquement d’un grand bruit… même que l’on voit encore trois empreintes de hache sur la porte. » Au mot hache, je reçois un coup de coude à main droite de la part de grand-mère et, en face, ma mère, largement chahutée par le geste de grand-mère, nous regarde avec des yeux exorbités. Je ne sais que faire. Triturer ma serviette, m’aventurer sur le chemin des pourquoi ? Les dents serrées de ma mère , le visage de grand-mère où suinte le mal être, suggèrent une certaine urgence : silence. Un silence qui sert à masquer une gêne réciproque. 

      Fin de l’après-midi, grand-mère a pour habitude de se promener dans le camping. Je l’aperçois qui vient de s’asseoir sur une grosse pierre, au bout de l’aire des balançoires. Une petite place et je me porte à ses côtés. « Grand-mère, pourquoi m’as-tu donné ce coup de coude, tout à l’heure, pendant le repas ? » « Pour que tu arrêtes de parler de ça. » Elle n’a pas dit « ça », mais « cheu », c’est son jargon. « Ça quoi ? » « Tu sais ben. » « Comme j’ai répondu à Jean-Pierre, je me souviens d’un bruit énorme. » « P’têt’ ben… mais la hache… tu ne peux pas savoir que c’est une hache. » « Vu les traces sur la porte, ce ne peut point être un marteau. » « T’as vu ta mère… si elle avait pu me mordre… » « Pourquoi ? » « J’en sais des choses. » « Tu peux me les dire ? » « Je ne peux pas asteure. » « Et pourquoi ? » « Si je te zou dit… je ne sais pas où aller. » « Qu’est-ce que tu me racontes ? » « Je n’ai plus qu’à faire ma valise. Elle s’ra vite faite… je n’ai rien à moi. » De plus en plus sordide. « Tu peux me dire tout… vu la tête qu’a faite maman… ça doit être important… Je te promets de ne rien répéter. » « Si elle sait que j’t’zouais dit… » « Grand-mère, fais-moi confiance, tu sais que je t’aime, que je ne te veux aucun mal. » « J’sais ben, y a que Louisette et toi qui m’aiment. Ton frère Daniel n’est plus là, lui. » Daniel est décédé le 28 octobre 1995, quelques mois avant ces révélations. Elle avait trouvé en Daniel un nouveau complice. « Tu ne me dis que ce que tu veux me dire. » « J’vas tout t’zou dire… mais… tu pourras tout zou dire à tes sœurs quand Madeleine sera morte, pas avant… j’la tiens, la garce de… » « Grand-mère, arrête de pleurer… tu te fais mal… si tu… » « J’vas t’zou dire. Tu me promets… » « Bien sur que je te promets, ce sera notre secret. » 

      Début de l’année, en février ou mars 1945, au petit matin, un jeune homme en vélo se rend à la ferme Chez Rillet. Il y a là ma grand-mère, maman et moi, dans un landau. J’ai tout juste un an. Ce monsieur s’adresse à ma mère. Que lui a-t-il dit ? Il repart. Ma mère se retourne vers grand-mère et lui dit : « Il faut que je partes. Tu t’occupes du môme. Tu rentres et tu fermes la porte à double tour. » Sans aucune autre explication. Le soir de ce même jour, des grands coups sont donnés dans la porte bien verrouillée de l’intérieur. Je me mets à hurler, hurler. Grand-mère entend quelqu’un dehors qui lui dit : « « Ouvre, je sais que tu es là. » Comme elle a peur qu’il défonce la porte, elle va ouvrir. Je hurle toujours. Dès l’ouverture de la porte, ils s’engouffrent partout, dans toutes les pièces,regardent dans les armoires, sous les lits. Sans violence. Ils : F.F.I. ? Milice ? « Ils sont tous pareils » me dit-elle entre deux sanglots. « Vous cherchez quoi, asteure ? » « La femme et le boche. » « Ils ne sont pas là… ma fille est partie ce matin, je ne sais où… elle a pas voulu m’zou dire. » « Et le boche ? » « Ça fait trois ou quatre jours que j’l’avons pas vu par ici. » Comme je hurle toujours, celui qui est venu le matin (elle l’a reconnu, il est du Luth) me prend dans ses bras. Je m’arrête de crier. Il me dépose dans le giron de grand-mère, assise devant la cheminée. « Dis leur que nous reviendrons. » dit celui qui devait être le chef et qui tenait une hachette à la main. 

      A cet instant des obscures confidences, je demande à grand-mère : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de femme et de boche ? » « Ils étaient ben ensemble. » « Ça veut dire quoi, bien ensemble ? » Ça veut dire ce que ça veut dire, qu’ils étaient ben ensemble, tiens ! » Je suis abasourdi, sidéré, hébété…

       Deux jours après, « la femme » revient au bercail. Ma grand-mère lui raconte ce qui s’est passé et prend deux gifles. « Tu ne te rends pas compte… tu as mis le drôle en danger. T’es vraiment inconsciente. T’as rien dans la cervelle. » Sur ces entrefaites arrive mon grand-père qui se dirige vers sa fille et lui administre une beigne facilement gagnée. « Qui t’a dit que tu pouvais frapper ta mère ? » A cet instant du récit, je dis à grand-mère : «  Tu as gardé tout ça pour toi jusqu’à maintenant ? » « Que voulais-tu que j’fasse ? Plusieurs fois elle m’a menacée de me mettre dehors. Je n’ai même plus de chez moi. Tout est à elle. J’ai pourtant travaillé dur toute ma vie. J’ai juste un mouchoir pour pleurer. » « Tu nous as, Louisette et moi, grand-mère. » « Vous avez votre vie. Moi, je suis au bout. » « Pourquoi tu dis ça ? » « Tu l’sais ben, j’en ai soupé, vivement qu’ça s’termine. » Triste grand-mère. Encore plus triste lorsqu’elle continue. « J’vide mon sac. Ça ira p’être ben mieux après. » Elle souffre, pleure. Je l’embrasse. « Tu peux t’arrêter, si tu veux. J’en sais déjà beaucoup. » « Tu sais pas tout. Lorsqu’Elie est rentré d’Allemagne, la Madeleine, un mois après, elle était enceinte. Quelle comédie ! Elle n’en voulait pas, elle ne s’était pas amusée pendant toutes ces années. Un môme sur les bras et, maintenant, voilà-t-y pas un deuxième… à vingt ans. C’est pas possible. » Ma mère décide donc, au premier mois de sa grossesse, de ne plus manger. Anorexie. Lutte mentale contre la faim. Grand-mère et papa, sur un air frénétique, ouvrent la porte au docteur qui donne lieu à une formidable course-poursuite contre la mort. Nous sommes alors à Saintes. A la naissance de Monique, elle refuse obstinément de se montrer. On avance à tâtons, avec elle. On surmonte les tensions. Situations parfois ingérables. Et puis, transformation à vue d’une éclopée de la vie (volontaire) en narcissique exemplaire. La santé du moi. Pas la peine d’en rajouter. 

      Moi, ce que je peux rajouter, c’est ceci : Nous étions encore assis, grand-mère et moi, sur la grosse pierre, lorsque ma mère passe devant nous, un seau à la main, contenant des produits de nettoyages. Elle fait mine de se rendre aux lavabos-toilettes du haut du camping. « Toujours à se plaindre… à raconter des sornettes… t’en as pas marre de tes mensonges ? » « On vient de parler de Daniel ; c’est pour ça que grand-mère est triste. » « Des mensonges… Vous me prenez pour une imbécile ? » « Elle me parle de souvenirs avec Daniel, quand il était… » « Arrête de mentir, toi aussi… Qu’est-ce qu’elle manigance dans mon dos ? » « Tu crois ce que tu veux, si je te dis… » « Continue tes mensonges… une bonne paire … vraiment, vous me prenez pour une imbécile ! » « Arrête ! » « J’arrête si je veux. Toujours entre mes pattes, celle-là ! » J’ai envie de lui dire « A qui la faute ? » mais ce serait trahir grand-mère, alors… Pendant huit jours, plus aucune parole entre elles. 

      Comme je viens de divulguer ce secret à Monique en revenant de chez le notaire, elle me dit : « Ça m’explique tout. Figure-toi qu’à cette même époque, grand-mère m’a téléphoné en me disant : « Prépare-toi à venir me chercher, ta mère veut me mettre dehors. » » Sans commentaires superflus. 

      Mais maintenant, ça va. 


      Si j’ai délibérément choisi de livrer mon enfance à l’état brut, comme si je traversais une mine à ciel ouvert, c’est pour approcher au plus près la réalité de souvenirs qui tiennent plus ou moins longtemps avant nécrose. 

      Il arrive qu’une sainte fasse son apparition pour changer la donne. C’est le cas de Sainte Thérèse qui s’est improvisée une excellente accompagnatrice. Merci à Sainte Thérèse. S’épancher en disant ce qu’on a sur le cœur… 


à


Louisette


Pierre


Isabelle


Bastien


Thomas


Laurent


Isabelle


Louis


Emilie



      « Il y a toujours mille soleils à l’envers des nuages. » Proverbe indien.




ARBRES GENEALOGIQUES

(Le premier a été réalisé par Serge Besnier et Papa, donc il est très complet et reprend les lignées depuis la toute fin du 19ème siècle... le second est simplifié et ne part que des arrières - arrières grands parents directs de Bastien, Thomas, Louis et Emilie Lavaud.